Absence d’une critique littéraire

Quant à la littérature née en 1985 avec la parution de La République des Imberbes 14 – qui fait l’objet avec Le Kafir du Karthala 15 – de la présente étude, elle reste, aujourd’hui encore, l’angle mort des recherches sur les Comores. D’où l’intérêt de combler ce vide : inventer un discours critique qui puisse escorter cette littérature pour qu’elle puisse se développer comme domaine de savoir faute de quoi elle risque de rester le domaine réservé de quelques initiés – un domaine ésotérique. Car, quitte à enfoncer des portes amplement ouvertes, toute littérature a besoin d’un regard critique pour l’inventorier, l’évaluer, la trier et la juger ; et a fortiori quand elle a la fragilité de la nouveauté. Roger Caillois, voilà plus de trente six ans, parrainant un numéro de Diogène consacré à la critique négro-africaine, se réjouissait de voire la jeune littérature négro-africaine être enfin évaluée par un discours critique : on parle d’éclosion de littérature, remarquait-il, quand celle-ci « devient son propre objet 16  » [d’étude]. Renforçons cette évidence pour le cas particulier des littératures francophones africaines : « […] la pratique de la littérature – même et surtout en Afrique –, remarque Romuald-Blaise Fonkua, en conclusion à une étude sur Senghor, ne consiste pas seulement à créer des œuvres. Elle consiste aussi à occuper, tel un militaire, des positions qui font que cette littérature peut être lue, ou des positions à partir desquelles les œuvres lues acquièrent une valeur, ou esthétique, ou sociologique, ou même épistémologique17. » Et pourtant…

Et pourtant si l’on excepte les deux récents travaux – des masters dont l’un a été publié – qui lui ont été consacrés par deux étudiants18, cette littérature comorienne écrite, née en 1985, publiée par plus d’une dizaine d’éditeurs19, enseignée à l’Université des Comores20, comptant aujourd’hui des anthologies, récits, nouvelles, romans, pièces de théâtre, recueils de poèmes et essais, ne dispose toujours pas d’un discours critique solide qui, à défaut de mieux, l’inventorie. Les spécialistes des littératures de cette région du monde – l’Océan indien – continuent de l’ignorer presque ou ne lui accordent, dans leurs études, que des strapontins quand ils réservent des confortables fauteuils aux littératures réunionnaise, malgache ou encore mauricienne ! Notons tout de même que, périodiquement, la revue Cultures Sud (anciennement Notre Librairie) rend compte des publications de l’Harmattan qui a été pendant une quinzaine d’années son seul éditeur.

Oubliée par la critique africaine continentale, la littérature comorienne est aussi ignorée par le discours critique littéraire de l’Océan Indien (on emploie aussi le néologisme « indiaocéanique »). Si Jean-Louis Joubert présente, en 1991, succinctement La République des Imberbes de Mohamed Toihiri comme étant « Le premier véritable roman comorien21 », si en 1993, le même critique expose un extrait de ce roman dans son anthologie en ajoutant que « La littérature comorienne a maintenant un avenir22 », si Jean-François Samlong signale la publication des deux romans de Toihiri en affirmant qu’ils sont de « qualité assez inégale23 », Martine Mathieu se contente d’indiquer qu’aux Comores, « […] quelques tentatives de création se font jour24 ». Il est vrai qu’elle a indiqué en plus quatre références bibliographiques25 ! Jean-Michel Racault, bien qu’il dise souhaiter que l’Océan indien soit un « […] un lieu d’échanges multipolaires entre plusieurs mondes […]26 » n’accorde aucune place à la littérature comorienne dans son récent ouvrage ; Jean-Claude Carpanin Marimoutou ne fait pas mieux dans un numéro spécial qu’il a récemment coordonné de la Revue de littérature comparée 27.

On l’aura compris sans peine : notre ambition est de proposer la première thèse sur la littérature comorienne en inaugurant un véritable discours critique qui puisse l’escorter. Une précision s’impose : notre étude portera seulement sur le roman de Mohamed Toihiri. Mais pourquoi lui ? Parce que c’est le père de cette littérature : c’est lui qui a signé son acte de naissance en publiant La République des Imberbes (1985) ; qui a récidivé, après cet acte d’inauguration, en faisant paraître en 1992 Le Kafir du Karthala ; c’est son seul représentant dans les manuels littéraires francophones bien qu’il existe d’autres écrivains comoriens. Et pour défendre une cause, il vaut mieux s’appuyer, dans un premier temps du moins, sur les hommes connus. Et puis ne soyons pas ingrats : sachons rendre hommage à un fondateur ! Et pourquoi étudier précisément le roman alors que Mohamed Toihiri a écrit aussi des pièces de théâtre28 ? Par attachement et pragmatisme : attachement (sentimental) à ce roman fondateur ; et par sa matière assez dense à même d’être soumise à l’observation rigoureuse d’une thèse – les pièces de théâtre étant trop courtes. Il s’agit pour nous, dans l’étude de ce roman, d’observer de plus près ce que dissimule cette écriture de l’histoire comorienne (La République). Autrement dit, avons-nous affaire seulement à une écriture neutre des événements (si tant est qu’on puisse parler d’une écriture neutre) ? Ou l’écriture de l’histoire comorienne va servir de prétexte à une réflexion sur d’autres sujets ? Que camoufle véritablement l’affrontement qui oppose le personnage principal (Le Kafir) à la société comorienne ? S’agit-il de la confrontation classique individu/société du roman réaliste ? Ou bien là encore s’agit-il d’un prétexte pour développer autre chose ?

Notes
14.

Mohamed Toihiri, La République des Imberbes, Paris, L’Harmattan, « Encres noires, 1985.

15.

Mohamed Toihiri, Le Kafir du Karthala, Paris, L’Harmattan, « Encres noires, 1992.

16.

Roger Caillois, « Introduction », Diogène, 80, octobre-décembre 1972, p. 4.

17.

Romuald-Blaise Fonkua, « L’Afrique en Khâgne. Contribution à une étude des stratégies senghoriennes des discours dans le champ littéraire francophone », in Présence africaine, 154, 2ème semestre 1996, p. 130-175 ; étude reprise in Pierre Brunel, coordonné par, Léopold Sédar Senghor. Poésie complète : édition critique, Paris, AUF/CNRS/Item, 2007, p. 1126.

18.

Abdoulatuf Bacar, Comment se lit le roman postcolonial ? Cas des îles Comores : La République des Imberbes et Le Bal des Mercenaires, Paris, Les Ed. de la Lune, « Littérature et Critiques », 2009. C’est la version remaniée d’un master présenté à Paris VIII ; Abdou Ali Mdahoma, Littérature comorienne : l’esthétique du combat dans La République des Imberbes, Le Kafir du Karthala de Mohamed Toihiri et dans Et la graine… d’Aboubacar Said Salim, Paris, Paris XII, 2006.

19.

L’Harmattan, Komédit, Les Belles Pages, Inya-Coelacante, Djahazi, Encres du Sud, Les Editions de la lune, Kalamu des îles, Kwanzaa Editions, Editions de l’Officine, Les Editions du Baobab, Gecko Editions, Editions du MRAC, Editions du MicMac…A part les Editions du MRAC, tous ces éditeurs siègent en France.

20.

C’est Mohamed Toihiri – notre romancier – qui avait cette charge avant d’être nommé Représentant Permanent des Comores auprès des Nations Unies. Nous lui avons immédiatement succédé jusqu’en août 2008.

21.

Jean-Louis Joubert, Littératures de l’Océan indien, Vanves, EDICEF/AUPELF, 1991, p. 281.

22.

Jean-Louis Joubert, Amina Osman, Liliane Ramarosoa, Anthologie des littératures francophones de l’Océan Indien, Paris, Groupe de la Cité international, 1993, p. 135.

23.

Jean-François Samlong, « Littératures de l’Océan indien : une ouverture sur le monde », Notre Librairie, 128, oct.-déc. 1996, p. 35.

24.

Michel Hausser, Martine Mathieu, Littératures francophones III. Afrique noire, Océan indien, Paris, Belin, « Belin Sup. », 1998, p. 156.

25.

Les deux romans de Mohamed Toihiri, Un Coin de voile sur les Comores de Hamza Soilhaboud et L’ Anthologie d’introduction à la poésie comorienne d’expression française (Paris, L’Harmattan, 1995) éditée par Carole Becket.

26.

Jean-Michel Racault, Mémoires du Grand Océan. Des relations de voyages aux littératures francophones de l’Océan indien, Paris, PUPS, 2007, p. 7.

27.

Jean-Claude Carpanin Marimoutou, préparé par, « Littératures indiaocéaniques », Revue de littérature comparée, 318, avril-juin 2006.

28.

La Nationalité (2001) et L’Ecole de Bangano (2005).