Critique de la critique négro-africaine

Années 1970, un peu plus d’une décennie après les indépendances africaines : contexte de la guerre de froide, luttes contre le néo-colonialisme, expression des nationalismes africains, luttes idéologiques impitoyables (Ouest contre Est).

Sur le plan strictement littéraire, des commentateurs européens incompétents (ils maîtrisent certes les outils critiques mais ignorent le plus souvent les cultures africaines29), dominateurs et arrogants refusent l’émancipation des littératures africaines qu’il veulent jalousement garder sous leur tutelle. Libération politique mais domination culturelle toujours réelle. C’est bien ce constat qui a conduit les critiques africains, majoritairement marxistes, à se replier sur eux-mêmes et à tenter de briser ce rapport de soumission.

Véritable dilemme : rompre avec les critiques occidentaux ou négocier avec eux sachant que le rapport n’est pas en faveur des critiques africains30 ? C’est bien cette situation qui est à l’origine du colloque de Yaoundé du 16 au 20 avril 1973 intitulé « Le critique africain et son Peuple comme producteur de civilisation » et publié sous le même titre31. Il faut une critique africaine indépendante de celle de Paris, telle a été la conclusion du colloque.

Deux témoignages emblématiques : l’un est de Georges Ngal, celui qui deviendra assez rapidement l’un des brillants critiques de la littérature africaine, et l’autre de Senghor, l’intellectuel le plus important et le plus brillant d’Afrique noire et par ailleurs président du Sénégal. Le premier parle de la formation d’une conscience africaine: « Conscience que la culture nationale doit être sauvée, renouvelée par les critiques, les écrivains et les artistes. Conscience à créer dans le public […], de l’urgence d’une revalorisation du critique, de l’écrivain et de l’artiste nationaux » et de la création d’un champs littéraire africain : « La création des tribunes de publication, de bibliothèques et de musées municipaux, de maisons d’édition bon marché, la création d’associations culturelles interafricaines, la valorisation des publications africaines de qualité à insérer dans nos systèmes d’éducation respectifs grâce à la confection de manuels largement représentatifs de nos littératures respectives dans les langues largement répandues, la création d’une association permanente de critiques et d’écrivains africains ayant son siège en Afrique soutenue par les différents ministres de la culture, détourneraient nos regards de Paris, de Londres, de Bruxelles…qui continuent à nous apprendre comment, que, pourquoi lire ! Un renversement de perspectives s’impose. Il n’appartient qu’aux Africains eux-mêmes32.

Le deuxième lance solennellement un appel à l’invention d’une critique littéraire spécifiquement africaine : « Il faut […] inventer, avec un nouveau vocabulaire et un nouveau style, une nouvelle méthode, négro-africaine, de la critique en abandonnant définitivement le scientisme du «stupide XIXème siècle». Comme si le critique devait être omniscient, tel Dieu le Père, contemplant l’univers avec des lunettes objectives et d’un œil serein. La nature des lunettes n’est-elle pas d’être personnelle, subjective ?33 » Notons qu’il y eut par exemple dans la foulée, sous l’inspiration et le patronage de Senghor, la création d’une maison d’édition, « Les Nouvelles Editions Africaines », et d’une revue, « Ethiopiques ».

Pour les critiques africains des années 1970, le critique africain devait nécessairement être capable de saisir la complexité de la situation africaine. Et qui d’autre qu’un africain peut mieux le faire ? Et les théories critiques ? A quoi devraient-elles ressembler ? La critique africaine devrait être proche pour Georges Ngal de la mythocritique34. Il expose cette sensibilité dans sa communication au colloque de Yaoundé de 1973 et il en use également dans son célèbre ouvrage sur Césaire, à la base sa thèse d’Etat : Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie. Lisons le commentaire élogieux qu’il écrit à propos des Soleils des Indépendances de Kourouma :

‘La fécondité étonnante de Kourouma vient de ce que, nourri de la culture natale, installé dans la culture natale, il crée une œuvre à partir d’une « relecture » de la tradition.
Les nombreuses allusions aux mythes, légendes, les références aux proverbes, dictons, sentences, etc. sont toujours rapportées avec à propos : nous retrouvons ici l’artiste traditionnel […] Nous n’avons plus un simple « liseur », « recréateur », mais un critique « créateur » dont les méditations sur la tradition débouchent sur la création d’une œuvre romanesque, où fidélité et création reposent sur une « sorte de consonance, en l’absence de tout accord »35.’

Plus personne aujourd’hui ne parle d’africanisation de la critique ni d’authenticité africaine : « Les années 1970 avaient charrié la contestation souvent polie, parfois arrogante, des homologues africains impatients d’avoir à leur tour l’initiative de la parole sur ce qu’ils considéraient comme leur propriété. Les plus motivés n’étaient pas loin d’en interdire l’usage aux étrangers. Les uns et les autres semblent être revenus aujourd’hui de leurs certitudes ou de leur mauvaise conscience 36 . » Car à quoi cela renverrait concrètement aujourd’hui à l’heure de la mondialisation et du métissage ? Comment un esprit si brillant a pu ainsi proposer une voie si étroite – il n’était d’ailleurs pas le seul ? Georges Ngal est esprit lumineux (docteur d’Etat qui allait bientôt entamer une carrière internationale (dans son Afrique natale, en Europe – Sorbonne, Grenoble, Nanterre, Bayreuth – et en Amérique du Nord). Certes, il est plus facile aujourd’hui de s’approprier le prestige de la critique (d’autres l’on fait, chacun à sa manière, avant nous !) que nous confère le privilège du recul mais il faut le dire quand même, et à haute (et vive) voix : « l’authenticité » est un terme aujourd’hui jalousement gardé par les extrémistes de tout bord et de tout poil. Faut-il incriminer le marxisme dominant et aveuglant des années 1970 qui se voulait le chasseur de toute once de domination ou les nationalismes étroits de la même période ?

N’ayons pas peur des mots. Si l’on suivait la piste de l’africanisation, la critique africaine tendrait à sa « racialisation ». Situation doublement gênante. Gênante car elle donne l’impression qu’à l’exclusion (empêcher les Africains de parler pour l’Afrique) il faut répondre par une autre exclusion (interdire aux Occidentaux de parler pour elle) : cercle vicieux et infernal ; gênante aussi car elle dissimule une véritable ingratitude : comment oublier trop facilement la dette que la critique africaine a contractée avec ses premiers critiques pas tous exclusivement noirs et africains ? Comment balayer d’un simple revers de la main les fondateurs et les vulgarisateurs de la critique négro-africaine ? Comment se séparer d'une critique comme Lilyan Kesteloot37 auteur de la première thèse sur la littérature africaine francophone ? Que serait la critique littéraire africaine sans Jacques Chevrier38, Jean-Louis Joubert39, Alain Ricard, Bernard Mouralis et la liste est longue ? Sont-ils tous à reléguer aux oubliettes ? Doivent-ils être tous sacrifiés sur l’autel de l’africanisation de la critique ? On nous rétorquera que leurs (ou certains de leurs) travaux sont imparfaits. Eh bien qu’on se rappelle une bonne fois pour toutes que l’imperfection est consubstantielle à la construction du savoir. Ce dernier, sous l’impulsion permanente de la réflexion et de la recherche, tend en principe à se dépasser perpétuellement. Nous ne voyons d’ailleurs pas comment des critiques aussi compétents qu’intelligents ont dû oublier des principes si élémentaires ! Peut-être bénéficions-nous du privilège du recul et de la distance.

Roger Fayolle40, homme bienveillant qui a soutenu, avec sagacité et honnêteté, et sans paternalisme aucun, l’émergence des littératures africaines francophones ne s’y est pas trompé : il a opposé deux réserves capitales à cette démarche que nous reprenons, sans discussion, à notre compte : il avance d’une part que le savoir – dont la critique constitue un des versants – appartient à ceux qui le construisent indifféremment à leurs origines et nationalités. On oubliera pas que l’espace de construction du savoir étant un lieu d’affrontements permanents, certains usent du pouvoir politique et économique de leurs pays pour imposer leurs théories à d’autres pays moins puissants. La vigilance est donc de mise pour traquer les impostures.

D’autre part – deuxième réserve de Fayolle –, la recherche des différentes authenticités (antillanité, africanité) – fondement de la mythocritique comme l’entend Gorges Ngal – peut être préjudiciable à la critique africaine. L’universitaire français devait avoir en tête la dérive que pouvait prendre une telle théorie – pensons aux délires de Duvalier, Bokassa et Mobutu et dernièrement à l’ivoirité en Côte d’Ivoire ; mais aussi à ce que Senghor avait déjà pointé : la muséification de l’Afrique qui deviendrait du coup un formidable centre d’intérêt des chercheurs en sciences humaines en manque de sujets de recherche41.

Mais Fayolle ne se contente pas seulement de critiquer cette direction non souhaitable de la critique africaine, il fixe aussi, amicalement – c’est-à-dire avec courage et honnêteté, le rôle du critique africain :

‘La compétence particulière du critique africain tient précisément à ceci qu’il peut, mieux que quiconque, et pour vu qu’il se libère d’un sournois sentiment d’infériorité par rapport aux « grands » critiques parisiens, découvrir les conditions dans lesquelles ce double héritage [africain et occidental] se constitue en œuvres originales et faire la part du fond africain et de l’apport culturel étranger. La difficulté de sa tâche est d’occuper à la fois les deux terrains42 […].’

Locha Mateso, grand spécialiste de la critique africaine, affirmera un peu plus tard que l’africanisation de la critique constituait une extraordinaire impasse : « […] le critique de la littérature africaine est confronté, dans sa lecture, à plusieurs héritages qu’il doit s’efforcer d’appréhender dans une visée assimilatrice et totalisante. Telle est sans doute la condition de possibilité de la modernité littéraire43. »

Trente-six ans nous séparent de ce colloque ; et la guerre froide a pris fin. La situation a relativement changé. Certes Paris demeure le patron du domaine (et sans risque de se tromper le restera pour longtemps) mais les études littéraires africaines ont acquis un peu plus de légitimité : elles ne sont plus cantonnées dans quelques universités et quelques organismes de recherche comme aux années 1970. Elles se sont développées dans plusieurs universités américaines, qui ont d’ailleurs importé de très grands savants africains, sous le nom de « black studies » ou de « cultural studies » ; et on les trouve dans plusieurs universités françaises44 ; et puis l’université française, tout à son honneur, a accordé des places prestigieuses à des personnes d’origine non métropolitaines45 : il est impossible de dire aujourd’hui que les études littéraires francophones sont seulement détenues par des seuls Blancs paternalistes discrètement hautains qui se défendent, bec et ongles, pour garder jalousement leur pré carré.

Dans la recherche du savoir, la question de l’origine du chercheur a très peu d’importance. Seule compte ses qualités intellectuelles : son intelligence, sa curiosité, son ouverture, son habileté, sa capacité de travail… Tout chercheur sérieux peut donc étudier les littératures africaines. Car arrêtons de mythifier cette Afrique : toute recherche nécessite une contextualisation préalable pour se placer sur le plan épistémologique ; et une théorie critique se mesure seulement et seulement à son rendement, ce qui dépend à la fois du corpus choisi et des compétences du chercheur. Comment recevrait-on un discours qui serait tenu par un universitaire français et qui interdirait aux commentateurs africains de tenir un discours critique sur les auteurs français ? Ceux qui ont professé l’africanisation de la critique – africanisation au rabais dirait Senghor – s’empresserait de crier au racisme et à l’exclusion. C’est si facile de crier sur le méchant Blanc : un peu d’autocritique ne fait pas de mal et c’est d’ailleurs l’une des forces de l’Occident46. Il est capable des atrocités inimaginables mais également d’autocritique. Il est donc interdit d’interdire !

Notes
29.

Voir sur cette question Mohamadou Kane, « L’écrivain africain et son public », Présence Africaine, 58, 2ème trimestre 1966, p. 18 et Roger Mercier, « La littérature négro-africaine et son public », Revue de Littérature Comparée, 3-4, 1974, p. 399-400.

30.

Voir sur cette question André-Patient Bokiba, Ecriture et identité dans la littérature africaine, Paris, L’Harmattan, « Critiques Littéraires », 1998, p. 110-126 et Noureini Tidjani-Serpos, Aspects de la critique africaine, Paris, CEDA/Silex, p. 29-32.

31.

Société africaine de culture, Le Critique africain et son peuple comme producteur de civilisation. op. cit.

32.

Georges Ngal, « L’artiste africain : tradition, critique et liberté créatrice », in Société africaine de culture, Le Critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, op. cit., p. 63.

33.

Léopold Sédar Senghor, « Discours du président Léopold Sédar Senghor », in Société africaine de culture, Le Critique africain et son peuple comme producteur de civilisation, op. cit., p. 513-515 renommé par Senghor « Pour une critique nègre » et repris dans Liberté 3. Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Seuil, 1977, p. 427.

34.

Il vient justement de publier une œuvre critique très importante intitulée tout simplement Œuvre critique chez l’Harmattan (2009).

35.

Gorges Ngal, « L’artiste africain », art. cit., p. 61

36.

Locha Mateso, « Critique de la critique : quelles ruptures dans la littérature africaine », Notre Librairie, 103, 4ème trimestre 1990, p. 83.

37.

On lui doit la première synthèse de la littérature africaine du vingtième siècle : Les écrivains noirs de langue française. Naissance d’une littérature, Bruxelles, Institut de sociologie de Bruxelles, 1963.

38.

Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974 est devenu un ouvrage de référence incontournable.

39.

Auteur de la seule synthèse des littératures de l’Océan Indien disponible à nos jours : Littératures de l’Océan Indien, Vanves, EDICEF/AUPELF, 1991.

40.

Il a écrit des articles d’une très grande importance, nous semble-t-il, pour la littérature africaine dont ceux-ci : « Quelle critique africaine ? », Présence Africaine, 123, 3ème trimestre 1982, p. 103-110 et « La sagesse des barbares : enseigner les littératures maghrébines et africaines de langue française [1989]», Notre Librairie, 160, déc. 2005-fév. 2006, p. 82-87.

41.

Roger Fayolle, « Quelle critique africaine », Présence Africaine, 123, 3ème trimestre 1982, p. 108-109.

42.

Ibid., p. 109.

43.

Locha Mateso, « La critique en langue française », Revue de Littérature Comparée, 1, 1993, p. 125.

44.

La liste serait longue mais évoquons quelques unes : à Paris :Paris III, Paris IV, Paris XII, Paris XIII, Cergy Pontoise ; en Province : Bordeaux III, Grenoble III, Lyon II, Metz, Montpellier III, Strasbourg III…

45.

Nous pensons en particulier à Beida Chikhi, professeur à Paris IV, Papa Samba Diop, professeur à Paris Est, Romuald Fonkua, professeur à l’université de Strasbourg, Mwata Musanji Ngalasso, professeur à Bordeaux III, Véronique Corinus, maître de conférence à Lyon 2…

46.

Voir Pascal Bruckener, Les Sanglots de l’homme blanc, Paris, Seuil, 1983.