Pour une sociologie de la littérature africaine

Deux raisons nous ont fait opter pour l’approche sociologique47 : sa dimension à pouvoir englober tout le fait littéraire comme le soulignent Paul Aron et Alain Viala : « […] en l’état actuel des disciplines, l’approche sociale du fait littéraire […] paraît être la seule démarche qui tente de prendre en compte tous les usages du littéraire, jusque et y compris le moment où ils sortent des frontières de ce domaine pour rejoindre les représentations que les hommes […] se font du monde48 ». D’ailleurs Senghor, dans sa définition de la critique, a accordé beaucoup de place à la dimension sociologique car, pour lui, l’activité critique est une « saisie » : « Saisie de quoi ? De l’écrivain dans son environnement […] historique et géographique, sociologique, mais essentiellement psychologique et, pour tout dire, moral. […] par-delà l’artiste et la critique, il y a le peuple qui les relie, qui les nourrit, et il est nourri par eux49 ».

Deuxième raison qui a déterminé notre choix : son originalité comme le fait remarquer Jean-Yves Tadié : «  L’originalité de la sociologie de la littérature est d’établir, de décrire, les rapports entre la société et l’œuvre littéraire. La société existe avant l’œuvre, parce que l’écrivain est conditionné par elle, la reflète, l’exprime, cherche à la transformer ; elle existe dans l’œuvre, où l’on retrouve sa trace, et sa description ; elle existe après l’œuvre, parce qu’il y a une sociologie de la lecture, du public, qui, lui aussi, fait être la littérature, des études statistiques à la théorie de la réception50. » La sociologie de la littérature – en tout cas comme nous la comprenons – refuse de dissocier texte et contexte, auteur et lecteur. Autrement dit elle balaie d’un revers de la main les antinomies et les tensions qui ont souvent fait ravage dans les études littéraires. En cela, cette approche de la littérature constitue un salut pour ces dernières :

‘Sans méconnaître la tension séculaire entre création et histoire, entre texte et contexte, ou entre auteur et lecteur, à mon tour je proposerai ici leur union, indispensable au bien être de l’étude littéraire. […] J’ai toujours résisté à ces dilemmes imposés et refusé les exclusions mutuelles qui semblent fatales à la plupart de mes contemporains. L’étude littéraire doit et peut récupérer la cassure de la forme et du sens, l’inimitié factice de la poétique et des humanités 51 .’

Cette piste de travail ainsi formulée, on le voit bien, accorde une place de choix à l’approche sociologique. C’est ainsi en tout cas que nous avons reçu l’objectif que s’est fixé Antoine Compagnon dans sa leçon inaugurale du Collège de France.

Michel Beniamino préconise, dans un ouvrage de référence, aux littératures francophones une approche textuelle qui serait basée sur les travaux de Benveniste52. Pourquoi pas ? Mais nous craignons qu’une telle approche soit franchement incapable de rendre compte de la complexité du texte francophone. L’approche sociologique nous semble de loin beaucoup plus féconde. Car elle permettrait d’étudier la question de la pluralité des langues en présence dans le texte francophone – au moins la question de la diglossie par exemple –, et en cela la démarche sociolinguistique est d’un intérêt non négligeable ; elle offrirait la possibilité d’étudier la question des genres littéraires en rapport avec les sociétés (sociopoétique) : des recherches pourraient s’engager pour étudier pourquoi et comment la littérature africaine est née avec la poésie qui ne sera concurrencée par le roman que très tard qui, à son tour, tendra à la remplacer. Comme la littérature africaine n’est pas encore totalement devenue une simple spéculation langagière (Dieu soit loué !), l’approche sociologique autorise la recherche de la compréhension des débats idéologiques qu’elle véhicule (sociocritique). Comment cette littérature s’est constituée, émerge, se pose par rapport à la littérature française ? Qui la lit ? A la première question, la notion de champ littéraire (Pierre Bourdieu) peut apporter des réponses. A la deuxième, l’approche de la réception (Hans Robert Jauss, Umberto Eco et Wolfgang Iser) peut nous être d’un grand secours. Une autre approche originale de la réception de la littérature africaine serait possible : elle consisterait à étudier comment un « classique africain53 » se forme et s’enseigne à l’école comme à l’université. On pourrait là-dessus s’appuyer sur la thèse monumentale de Michel Schmitt54.

Notes
47.

Nous l’avons déjà pratiqué dans notre étude sur Senghor signalé plus haut : Senghor, Nègre authentique ou Français ?

48.

Paul Aron, Alain Viala, Sociologie de la littérature, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006, p. 119-120.

49.

Léopold Sédar Senghor, « Pour une critique nègre », art. cit., p. 428.

50.

Jean-Yves Tadié, La Critique littéraire au XXème siècle, Paris, Pierre Belfond, 1987, p. 155.

51.

Antoine Compagnon, La Littérature, pour quoi faire ?, Paris, Fayard/Collège de France, « Leçons inaugurales du Collège de France », 2007, p. 24. C’est nous qui soulignons.

52.

Michel Beniamino, La Francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, « Espaces Francophones », 1999, p. 204-214.

53.

Notion étudiée récemment par Bernard Mouralis, « Qu’est-ce qu’un classique africain ? », Notre Librairie, 160, déc.-févr. 2006, p. 34-40.

54.

Michel Schmitt, Fictions de la lecture. De la formation des goûts littéraires dans l’enseignement secondaire, Paris, Paris III, 1990.