Première partie : Le roman Toihirien comme écriture de l’identité comorienne

I. Considérations générales sur le roman toihirien

A. Un roman d’analyse sociologique

Quelques considérations préalables sans lesquelles la compréhension du roman toihirien ne serait pas aisée. Première série de remarques : notre romancier a soutenu en décembre 1981 à Bordeaux III une thèse sur Sembene Ousmane intitulée Les Luttes de classe dans l’œuvre de Sembene Ousmane ; et quand Samba Diop lui a proposé de participer à une publication qu’il dirigeait sur le roman postcolonial, il lui a rendu une réflexion nommée « Xala ou l’impuissance du postcolonisé81 », une sérieuse étude sur la société africaine issue des indépendances. Dans un récent numéro de Notre Librairie [actuellement Cultures Sud] consacré aux nouvelles voix littéraires africaines, Mohamed Toihiri a présenté un auteur Mahorais comme étant « un briseur de tabous82 ». Quelques soient ses écrits – d’écrivain ou de commentateur –, on y sent toujours un intérêt permanent pour les problèmes sociaux ou sociétaux83.

Deuxième série de remarques : Mohamed Toihiri, particulièrement à son arrivée en France au début des années 1970, est devenu un grand lecteur de romans négro-africains et plus précisément un lecteur admiratif de Sembene Ousmane, l’un des grands représentants de cette littérature. Or, si un écrivain est forcément d’abord un grand lecteur, on peut donc affirmer que Toihiri est devenu écrivain parce qu’il a d’abord été lecteur de la littérature négro-africaine, une littérature, alors, majoritairement d’inspiration réaliste :

‘Après 1950 […], les romanciers avec les critiques noirs africains se mirent […] à défendre ce mode d’expression [le réalisme]. […] ils déclarent à leur tour que les auteurs étrangers déforment la vérité d’où la nécessité de prouver que l’Afrique n’était pas une tabula rasa habitée par des « sauvages », mais par des sociétés cultivées, complexes et organisées. A partir de là, les romanciers publièrent avec la volonté, plus ou moins avouée, d’affirmer l’existence d’un monde africain bien réel et de rétablir la dignité de ses cultures84.’

Mais Mohamed Toihiri a une préférence qu’il affiche déjà dans sa thèse et qui a pour nom Sembene Ousmane : « Notre contact avec Le Mandat de Sembene Ousmane, à Bordeaux, fut un choc…salutaire. Nous découvrîmes que la société qui y était décrite ressemblait à notre propre univers social, que les hommes ressemblaient aux Comoriens, que la culture, les mœurs, la religion étaient semblables à la culture, aux mœurs et à la religion comoriennes. Nous fûmes étonné et séduit85. » Lecteur de romans réalistes, séduit par l’esthétique et la thématique du roman réaliste de Sembene Ousmane, Mohamed Toihiri, va s’inscrire comme romancier non pas dans une écriture néoréaliste telle qu’elle a été définie par Bruno Blanckeman86 mais dans l’optique réaliste issue du dix-neuvième siècle français et reprise par les premiers romanciers négro-africains87, c’est-à-dire dans une « […] représentation du quotidien, au plus près du vécu, en puisant dans les choses vues, sans omettre le banal […]88 ».

Précision certes utile mais notoirement insuffisante pour caractériser l’esthétique du roman toihirien. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire La République qui déroge à certaines règles du roman réaliste comme par exemple la linéarité de l’histoire. A dire vrai, ce roman donne l’impression de s’apparenter au Nouveau Roman. A notre sens, si notre romancier adopte une des techniques de ce courant littéraire, c’est moins par adhésion à son esthétique que par le désir de s’approprier une technique pour signifier quelque chose (nous y reviendrons). Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail. Notons cependant que si Toihiri n’appartient pas au courant littéraire théorisé par Alain Robbe-Grillet89, il appartient à ce que Séwanou Dabla appelle les « Romanciers [africains] de la Seconde Génération » qui, tournant le dos aux habitudes thématiques (autobiographie, opposition tradition/modernité…) et stylistiques (linéarité des récits, langue très châtiée nullement imprégnée par les langues africaines…) des aînés90, innovent précisément sur le plan thématique (ils prêtent une attention toute particulière aux régimes issus des indépendances) et sur le plan stylistique (métissage des langues et des genres91…).

Notes
81.

Mohamed Toihiri, « Xala ou l’impuissance du postcolonisé » in Samba Diop, dir., Fictions africaines et postcolonialisme, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 129-177.

82.

Mohamed Toihiri, « Nassur Attoumani, le briseur de tabous », Notre Librairie, 158, juillet-septembre 2005, p. 102-103.

83.

Même intérêt que l’on retrouve également dans ses pièces de théâtre : La Nationalité (2001) et L’Ecole de Bangano (2005).

84.

Claire L. Dehon, Le Réalisme africain. Le roman francophone en Afrique subsaharienne, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2002, p. 58. Empressons-nous de préciser tout de même que s’il est incontestable que le réalisme africain soit directement issu du réalisme français, ils ne sont pas pour autant identiques : ainsi Claire L. Dehon précise que « Le lecteur occidental doit […] s’attendre à ce que les éléments constitutifs du réalisme africain ne ressemblent pas tous à ceux qui existent dans la littérature française, ni qu’ils soient employés de la même manière et dans les mêmes buts, ni que le mode suive une évolution identique. », ibid., p. 17.

85.

Mohamed Toihiri, Les Luttes de classe dans l’œuvre de Sembene Ousmane, op. cit., p. 12.

86.

Bruno Blanckeman définit l’écriture néoréaliste comme « […] celle qui prélève par des notations ponctuelles, sur un mode ethnographique, quelques éléments de vie sensible. Elle tente de saisir les liens qui associent des figures humaines, des lieux situés, un milieu ambiant. Balisant le récit, des realia soutiennent un travail de déchiffrement interprétatif, orientent une lecture du monde contemporain et relancent de façon ouverte, sans excès de contrainte discursive ni d’escorte idéologique, la ronde perdue du sens, in « Le souci de société (sur quelques écritures néoréalistes) », in Michel Collomb, textes réunis par, L’Empreinte du social dans le roman depuis 1980, Montpellier, Université Paul Valéry, 2005, p. 27.

87.

Voir sur cette question Martin T. Bestman, Sembene Ousmane et l’esthétique du roman négro-africain, Sherbook, Naaman, « Etudes », 1981.

88.

Philippe Dufour, Le Réalisme. De Balzac à Proust, Paris, PUF, 1998, p. 1.

89.

Voir son manifeste Pour un nouveau roman [1963], Paris, Minuit, « Critique », 1975.

90.

Séwanou Dabla, Nouvelles écritures africaines. Romanciers de la Seconde Génération, Paris, L’Harmattan, 1986, p. 14. Voir également à ce sujet Laté E. LAWSON-ANANISSOH, Le Roman « nouveau » en Afrique francophone (Henri Lopes, Sony Labou Tansi). Eléments d’une poétique, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1999.

91.

Ibid., p. 20-21.