C. Une dimension clairement documentaire

« Le roman, écrit Philippe Dufour, dialogue avec les savoirs. Il les invoque, il calque leur démarche, dans sa genèse, dans son écriture. […] Le roman se range parmi les savoirs, parce qu’il estime avoir à explorer un champs délaissé par les sciences. Il entend combler une lacune 94. » On croirait que cette remarque a été formulée spécialement pour nous ! Oui. Car le roman toihirien comprend également une dimension clairement documentaire : le romancier veut faire découvrir aux lecteurs son pays un peu comme – comparaison trop facile ! – le guide fait découvrir à ses touristes les sites historiques, archéologiques ou touristiques. Pour être plus sérieux, le romancier s’est fait, incontestablement,  ethnologue et sociologue de sa propre société. Par plaisir mais aussi par devoir car à cette époque les études sur les Comores manquaient cruellement (l’écriture de La République a commencé au début de l’année 1982). Les Comores ne représentaient pas un désert épistémologique mais on n’y était franchement pas loin. Quelques études existaient cependant sur ce pays relevant de deux catégories d’auteurs différentes. Celles produites par des fonctionnaires coloniaux et celles écrites par la nouvelle élite comorienne fraîchement sortie de l’université française. Ajoutons à cela celles, non moins nombreuses produites par des Français spécialistes des Comores.

Un peu de nuance tout de même. Le romancier ne se veut pas seulement guide touristique ; il se veut aussi et surtout écrivain de l’identité nationale. Rappelons-le : les Comores n’ont accédé à la souveraineté internationale qu’en 1975. C’est donc un pays nouveau à la recherche de son identité. Notre romancier a saisi l’enjeu en faisant de son roman l’espace d’expression de celle-ci. Volonté de rappel ou de « fixation » (si tant est qu’on puisse parler de fixation d’une identité) avant son inéluctable transformation ? Anne-Marie Thiesse a fait remarquer qu’une nation digne de ce nom doit présenter une liste d’éléments symboliques et matériels :

‘[…] une histoire établissant la continuité avec les grands ancêtres, une série de héros parangons des vertus nationales, une langue, des monuments culturels, un folklore, des hauts lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles – hymne et drapeau – et des identifications pittoresquescostume, spécialités culinaires ou animal emblématique95.’

Eh bien Mohamed Toihiri qui, dans les pages préliminaires de sa thèse, encourage « […] tous ceux qui oeuvrent à l’avènement aux Comores d’une société nouvelle et meilleure […]96 », autrement dit aux bâtisseurs du nouveau pays, désire apporter sa pierre à cette construction en se chargeant d’écrire l’identité de ce pays. Il se servira des multiples possibilités qu’offre le roman pour écrire ce que Henri Mitterand, après les anthropologues, appelle les « manières » de la société comorienne :

‘[…] manières du geste et manières du langage, manières de se vêtir, de manger, d’habiter, manières de travail et manières de lit, manières de la fête et manières de la mort, manières de conter et d’argumenter, manières de code, manières de rites, manières de transgression, manières de répression, manières de récompenses97…’

Ce faisant, le romancier assigne à la littérature un rôle qu’on lui connaît fort bien : renseigner sur les diverses sociétés dans les quelles elle naît ou dont elle veut nous parler comme nous le rappelle Paul Bénichou interrogé par Todorov :

‘A côté des œuvres, nous lisons des traités de morale et de civilité, des cahiers de notes, des mémoires, des correspondances, des discours politiques, des chroniques, en un mot des ouvrages plus ou moins proches de la littérature ou étrangers à elle, qui, en quantité considérable, nous renseignent sur la façon dont on vivait et pensait à une époque. Nous voudrions bien être renseignés de façon plus vaste et plus complète sur l’état des esprits, à tel moment, de chacune des régions de la société. Mais nous le sommes mal. […] la documentation que fournissent à cet égard les œuvres littéraires elles-mêmes est jusqu’à nouvel ordre de beaucoup la plus riche et la plus significative98.’
Notes
94.

Ibid., p. 107. C’est nous qui soulignons.

95.

Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle [1999], Paris, Seuil, « Points Histoire », 2001, p. 14. C’est nous qui soulignons.

96.

Mohamed Toihiri, Les Luttes de classe dans l’œuvre de Sembene Ousmane, op. cit., p. 4.

97.

Henri Mitterand, Le Discours du roman, Paris, PUF, « Ecriture », 1980, p. 8-9.

98.

Tzvetan Todorov, Critique de la critique, op. cit., p. 155-156.