II. La peinture des « manières »

A. Manière de (se) mélanger

1. La population

Haïdar et Yasmine se promènent en amoureux au marché de Moroni, capitale du pays et ils : « […] étaient surtout frappés par la diversité de couleurs des gens. C’est une fillette d’un noir anthracite au nez et aux cheveux abyssiniens. Ce diamant noir cache sa nubile beauté dans les hardes. C’est une comorienne. Ici c’est un grand diable aux traits bantous. C’est un Comorien ». Plus loin : « Cette femme langoureuse en chiromani à la peau très clair aux traits chiraziens avec du jasmin sur les cheveux […], c’est une Comorienne. La dame qui vend du charbon et dont les traits rappellent ceux des aryens hindoux est une Comorienne. Ce jeune garçon aux traits indonésiens et aux yeux malais est un Comorien. Ce monsieur digne qui passe et ressemblant comme un frère au roi Fahd d’Arabie est un Comorien. Cette petite chapardeuse de mangues en haillons et aux yeux étonnamment bleus et aux cheveux de Vikings est une Comorienne. Tout ce melting-pot se côtoie dans une confraternité harmonieuse – Moroni Babylone99. » C’est que, originellement, sans une certitude de la datation, les Comores ont été successivement peuplés par des Arabes (VIIIème siècle), des Africains (peu de temps après les Arabes), des Chiraziens (à peu près au XI ème siècle), des Portugais (XVIème siècle), des Malgaches (juste après les Portugais), des Indiens et de plusieurs autres Européens100.

Prise dans son ensemble, observe Alfred Gevrey au XIXème siècle, la population comorienne se caractérisait par quatre grands types : les Antalotes pouvant être de plusieurs croisements (sémites et premiers Africains, descendants des Malgaches Arabes ou des Africains ou encore descendants des Antalotes et Africains) ; les Cafres (les esclaves introduits par la traite, soit de la côte d’Afrique, soit de Madagascar) ; les Malgaches (à la physionomie malaise ou chinoise) et les Arabes101.

Avec le temps, toutes les populations se sont bien mélangées au point de produire un véritable brassage ethnique qui caractérise aujourd’hui la population comorienne. Un brassage que le romancier prend soin de signaler. En effet, c’est bien ce qu’il faut voir quand il nous informe que le peuple comorien est un peuple « afrasien » : « L’Afrique et l’Asie s’y sont fondues pour former ce peuple pas tout à fait arabe ni tout à fait africain et pourtant arabe et africain102. »

Autre facteur d’hybridation : la colonisation française. L’Ecole a apporté une certaine francisation de la société comorienne qui s’est paradoxalement intensifiée après l’indépendance pour plusieurs raisons. D’abord l’indépendance a été à l’origine d’une relative démocratisation de l’école103, laquelle a modifié en profondeur l’esprit des jeunes générations et leurs perceptions du monde et concouru fortement à la créolisation de la langue comorienne. Ensuite, l’introduction da la télévision dans les foyers comoriens a ouvert le pays sur le monde, et singulièrement, sur la France. Enfin l’immigration comorienne dans ce pays a contribué au mouvement de métissage : en dotant les familles restées aux Comores de produits français – culturels et de consommation (électroménagers, vestimentaires…) –, elle a participé au changement de mentalités.

Métissage ethnique certainement mais aussi – et tout logiquement : ceci découlant de cela – métissage culturel qui explique que le Régime révolutionnaire nouvellement installé aux Comores veuille s’adresser au peuple en lui parlant dans toutes les langues parlées dans le pays : « Comorien, malgache, swahili, arabe, hindou, français et anglais104 ».

Les Comores sont donc un véritable rond-point entre le monde arabe, l’Afrique noire et le reste de l’Océan indien. Mais ce sont les apports africains et arabes qui restent les plus visibles. Un mélange de traits ethniques qui rendrait franchement difficile (impossible ?) toute tentative de définir un type comorien105.

Notes
99.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 124-125. Désormais La République.

100.

Alfred Gevrey, Essai sur les Comores [1870], Mamoudzou [Mayotte], Ed. du Baobab, 1997, p. 44-48.

101.

Ibid., p. 48-53.

102.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 122.

103.

Il y avait pendant la colonisation peu d’écoles aux Comores, voir Mahmoud Ibrahime, Etat français et colons aux Comores (1912-1946), Paris, L’Harmattan, « Archipel des Comores », p. 101-109.

104.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 43-44.

105.

Ibid., p. 125.