2. Le mode vestimentaire

Rappelons-le : La République a été publiée en 1985 et Le Kafir en 1992. Le premier couvre la période 1975-1978 tandis que le deuxième celle de 1978-1989. On s’imagine bien qu’en plus de dix ans, la société comorienne a beaucoup changé. Aujourd’hui, on ne devrait même plus parler de changement mais plutôt de transformation.

Nous ne parlerons pas des costumes de travail qu’ils soient de Foundi Ziyo composé « […] du fantôme d’un pantalon et d’une veste bleue qui avaient dû subir les assauts de trente saisons de pluie [comprendre trente ans] et d’une armée d’aiguilles et de fil [entendre raccommodé de partout]106 » ou des cultivateurs d’Iconi en train de travailler qui portaient « […] des moitiés de boubous de couleur terre alors qu’ils avaient dû être d’une blancheur immaculée107 » et encore moins des pêcheurs du même village qui, toujours au travail, « […] portraient ou un pagne et un tricot sans manches, ou un pantalon ou un boubou […]108 ». Nous ne voulons pas parler non plus des « haillons » de Said Nazi destinés à duper les milices révolutionnaires109. Toutes ces tenues ont la particularité d’être des habits de travail.

Nous pensons plutôt au boubou (d’origine arabe) et costumes à l’occidentale des hommes et au salouva [pagne], lesso [châle ] et bwibwi [tchador] des femmes. En ces années 1970, aux Comores, les jeunes garçons disposaient, en guise de vêtement, d’un seul boubou pour l’année comme l’enfant Guigoz qui, d’après le narrateur, n’était pas le plus malheureux :

‘Il n’avait pas bien sûr eu une enfance dorée comme les Said [familles féodales du pays] ; mais il n’était quand même pas à plaindre. Il dormait par terre sur un dawo 110 [natte] comme quatre-vingt dix-huit pour cent des jeunes Comoriens de sa génération. Il portait son unique boubou d’un Ide à un autre Ide111.’

Quant aux adultes aisés, ils peuvent ou porter des boubous « […] venus soit de Djeda [Arabie Saoudite] soit de Koweit112 » comme la plupart des invités de Mma Voyage conviés à l’occasion de la circoncision de Voyage – ou les hommes d’un certain âge que l’on rencontre dans les rues d’Iconi lors du massacre portant le nom du même village qui prennent soin de couvrir leur tête avec un « Koffia113 » – ou alors « […] costume et cravate114 » comme M. le Député un autre invité de Mma Voyage. Les jeunes , insouciants des protocoles et généralement exclus des manifestations officielles – sauf pendant le régime révolutionnaire qui a duré moins de trois ans –, se contentent de « […] pantalons jeans, tergal, et des chemises cintrées aux couleurs criardes115. »

Du fait de son métissage originel, le Comorien (aisé) dispose de deux modes vestimentaires principaux officiels : le boubou et le costume à l’occidentale. L’un est issu de la culture arabo-musulmane et l’autre de la culture française. Tantôt le Comorien prend soin de les séparer et tantôt il les mélange. Aujourd’hui, on les mélange allègrement. Ces deux modes vestimentaires, jadis simples traces du métissage comorien, ont pris au fur et à mesure une connotation symbolique très forte. Car à leur témoignage historique, on leur a adjoint deux dimensions religieuse et politique. Pendant longtemps, seuls portaient le boubou en permanence les personnes âgées (ou ayant réalisé le grand mariage) et les maîtres coraniques (trois autorités encore puissantes dans la société comorienne d’aujourd’hui) et le costume par les personnes peu ou prou ayant des affinités avec la culture française comme les politiques, les hauts fonctionnaires ou la communauté expatriée résidant en France. Mais depuis la fin des années 1970 – réislamisation des espaces sociaux par Ahmed Abdallah, successeur d’Ali Soilihi, voulant renforcer sa politique après le renversement de son adversaire considéré majoritairement par les Comoriens comme un grand infidèle – et a fortiori l’idéologisation de l’islam portée essentiellement par les Comoriens formés à Zanzibar, au Maghreb, en Egypte, au Moyen Orient – particulièrement en Arabie Saoudite – et au Pakistan ( nous ne parlons pas de la politisation qui a toujours été pratiquée par les politiques de tout poil mais d’idéologisation au sens propre du terme116), le boubou est devenu une marque de piété et le costume à l’occidentale (quand même pas ou du moins pas encore d’impiété ! Dieu soit loué !) une estampille de francité.

Une nuance. Une évolution notable s’est opérée au début des années 2000 qui a rendu presque profane le boubou et dépolitisé le costume à l’occidentale117 ; et puis il semble bien que le Comorien a choisi de ne pas choisir entre ces deux modes vestimentaires : il arbore simultanément boubou et costume (en vérité cela a toujours existé mais aujourd’hui on peut parler proprement d’une mode). Bien sûr, pour un homme réputé proche de la culture française, il est préférable qu’il porte autant que possible le boubou pour se faire accepter comme un vrai croyant. Cas emblématique : le Dr Mazamba qui, en se rendant à la mosquée du vendredi, est « […] habillé d’un blazer toile légère, d’un sans-manche blanc, d’un kandu [boubou] et d’un koffia. A ses pieds il avait des sandalettes118. »

Et les femmes ? Eh bien les jeunes impubères mettent une simple robe ; les autres, en plus de la robe, cachent leurs formes naissantes sous un châle119. Quant aux vraies femmes, jusqu’au au début des années 1990 – distinction non opérationnelle en milieux urbains toujours plus ouverts que les autres –, elles se divisent globalement, sur le plan vestimentaire du moins, en deux catégories : celles natives de la Grande Comore (ou Ngazidja) et les autres issues d’Anjouan (ou Ndzouani), de Mayotte (ou Maoré) et Mohéli (ou Mwali). Les premières mettent soit un tchador (pour les plus conservatrices ou celles destinées au grand mariage) – Hadji Mkatriyo, un homme déguisé en femme pour duper la vigilance des milices révolutionnaires120 –, soit un pagne qui les couvre des pieds jusqu’au niveau de la poitrine et un châle sur les épaules pour couvrir les cheveux comme Mma Said partant à la recherche d’un sorcier pour soigner le genoux de son fils121 ou la mère de Kassabou lisant paisiblement le Coran dans sa chambre122. Les autres, elles, se couvrent de « chiromani [tissu multicolore]» des pieds jusqu’au niveau des épaules ou de la tête comme cette femme anjouanaise venue soudoyer Aubéri au bar-restaurant « La Paillote123 ».

Notes
106.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 76.

107.

Ibid., p. 175.

108.

Ibid., p. 176.

109.

Ibid., p. 77.

110.

Natte. La note est de l’auteur.

111.

Ibid., p. 25. C’est l’auteur qui souligne.

112.

Ibid., p. 77-78.

113.

Ibid., p. 175.

114.

Ibid., p. 78.

115.

Ibid., p. 175.

116.

Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores. Evolution de l’autorité spirituelle depuis le protectorat français (1886) jusqu’à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 145-197 et 201-223 .

117.

Notons que les politiques formés en France ont souvent porté des boubous, dans les manifestations traditionnelles, pour montrer à la société leur respect de la religion et des traditions : pour se laver en fait du qualificatif de mécréant dont ils peuvent potentiellement être porteurs.

118.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 60.

119.

Ibid., p. 184.

120.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 76.

121.

Ibid., p. 63.

122.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 188.

123.

Ibid., p. 26.