3. La cuisine

On mange deux fois dans La République. La première fois, c’est à l’occasion de la circoncision de Voyage ; la deuxième fois, c’est quand l’assassin Lulé savoure un petit déjeuner composé de manioc grillé et cuisse de porc-épic124 le matin du jour où il va commettre son double homicide. Les invités de Mma voyage prendront beaucoup de plaisir en dégustant un imposant et traditionnel plat de riz avec la viande faite à l’eau (ntibé) qu’elle a préparé à l’occasion de la circoncision de son fils Voyage, l’occasion pour le romancier de faire d’une pierre deux coups : montrer ce que l’on mange aux Comores dans les cérémonies officielles et comment on le mange :

‘Mais le repas servi, on s’aperçut qu’il y avait un autre os. Comment en effet, ces augustes invités allaient-ils manger du riz au ntibé sans faire du bruit avec leurs mandibules pressées ? Comment étouffer le bruit de le succion d’un os succulent ? Et les chuintements du lait caillé ? Et le gargouillis de la poignée de riz traversant la zone de la pomme d’Adam ? Et les rots ? Jamais repas ne fut aussi délicieusement contraignant. Les invités parvinrent à bâfrer en silence. Ce qui est une véritable gageure chez un Comorien.
Après avoir nettoyé le plat de riz de dix kilos avec la main, l’on introduisit le pouce et l’indexe entre les dents, on en dégagea quelques restes de viande, on rota deux ou trois fois, on caressa sa bedaine et l’on chargea courtoisement Mbaba Voyage de remercier Mma Voyage pour la succulence de sa nourriture 125 . ’

On mange très souvent dans Le Kafir (cinq fois) : des repas qui peuvent être ordinaires ou extraordinaires. La première fois, Mazamba mange dehors, après une journée de travail, au bord d’un trottoir, des brochettes : repas très populaire et frugal qui contraste fortement avec ce copieux déjeuner, donnant l’eau à la bouche, qu’il prend en famille en présence de son ami Issa mettant clairement en évidence l’aisance matérielle du Docteur Mazamba :

‘Kassabou avait préparé pour midi, du cœur de palmier en entrée, un plat de riz à la sauce poulet-coco avec du matapa [feuilles de manioc]. Le tout accompagné de rougaille ayant pour principale vertu d’enflammer la bouche. Comme boisson, il y avait du jus de corossol, de l’eau, et du coca. Un plateau de fruits trônait sur la table basse. On y trouvait des goyaves, des mangues-boutons, des oranges, des litchis, un ananas et une imposante papaye 126 .’

Repas luxuriant, disions-nous. Car, aux Comores, peu de gens peuvent se payer ce genre de repas. Troisième repas : Mazamba mange des langoustes avec sa future maîtresse Aubéri dans un restaurant anjouannais avec une bouteille de vin blanc à côté de Mazamba. Un repas qui n’a rien de populaire ni de comorien puisque c’est un médecin formé en France et une enseignante française qui dînent127.

Les deux autres repas, bien que denses, ne peuvent pas beaucoup étonner étant très officiels : l’un est servi dans un mariage et l’autre dans un dîner offert par le ministre de la défense Mazamba aux Partenaires Généreux. Dans les deux cas les mets ne peuvent, on se l’imagine sans difficultés, être sobres. Ainsi, a-t-on servi à Issa, avant de consommer son mariage avec sa nouvelle épouse Marie-Ame, « du thé au gingembre de Malindi, des bananes vertes frites avec du piment de Mmwali, des samboussas, du biryani aux noix de muscade, et du haluwa128. » Quant aux invités, ils ont eu droit au « […] riz au ntibé accompagné de poulet à la sauce coco avec du antchari [tomates mélangées à du piment et des oignons] », le tout précédé d’« […] abricots secs de Turquie, des raisin blonds de Chili, des dattes blanches d’Algérie et des figues d’Anatolie129. » 

Le repas offert par le ministre de la défense, M. Mazamba, est mixte et insolite. Mixte parce que franco-comorien (mélange des produits locaux et français comme l’alcool) ; insolite car il contient des aliments que l’on ne consomme pas d’habitude dans ce pays comme les langoustes (que seuls les occidentaux mangent aux Comores) ou le hérisson (le plus souvent consommé par des jeunes désœuvrés ou des adultes subversifs ou transgressifs). Précisons que ce repas est bien arrosé et la majeure partie des Comoriens ne boivent pas l’alcool interdit par la religion. Voyons ce repas fastueux :

‘En apéritif on servit une liqueur 1980, venu de Cosme-Begaar dans les Landes, en entrée des langoustes arrosés d’un petit blanc, en premier plat, du riz basmati au matapa à la viande de hérisson, accompagné d’un château Montlavedan 1981 cultivé à Pessac, avec du rougaille ; le deuxième plat – chose rare – fut des sagous avec de la chair de chauve-souris. En final il y eut de la salade de Maweni et un dessert de papaye de Patsy, ce qu’on peut trouver de meilleur aux Comores130.’

Tous ces repas, hormis les brochettes ou le riz à la viande, restent, encore aujourd’hui, inaccessibles à la plupart des Comoriens qui, eux, se contentent de manger, quotidiennement des bananes vertes et du riz saupoudrés de viande (rouge ou blanche) ou poisson.

Notons pour terminer que comme toutes les cuisines de l’Océan indien, la cuisine comorienne est influencée aussi bien par celle des Indes que du monde arabe ; et moins par celles de l’Afrique.

Notes
124.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 143.

125.

Ibid., p. 78-79. C’est l’auteur qui souligne.

126.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 73.

127.

Ibid., p. 39.

128.

Ibid., p. 163.

129.

Ibid., p. 163-164.

130.

Ibid., p. 244-245.