6. Les croyances

La religion

La société comorienne n’a pas connu le désenchantement du monde théorisé par Max Weber. Pas du tout rationalisée : elle a gardé intactes des pratiques magiques (la sorcellerie par exemple !) et la religion y occupe une place de très grande importance ; et la rationalité instrumentale y est complètement étrangère.

La société comorienne est une société musulmane, fort croyante, dont la religion imbibe l’individu, rythme le cours de son temps et qui a très longtemps façonné exclusivement sa vision du monde.

Plusieurs raisons à cela : la forte prégnance de l’enseignement islamique due à son installation très ancienne, la tardive implantation et la lente progression de l’école laïque aux Comores pendant la colonisation, le lent développement de la scolarisation après l’indépendance. A cela s’ajoute le fait que la lecture, dans ces lointaines contrées, est une pratique inconnue même par l’élite :

‘Pour réussir à changer les mentalités [Mazamba s’adressant au président de la République], il faut commencer […] par exiger de chacun de tes ministres qu’il te fasse en plein conseil le compte rendu du livre qu’il aura lu dans le mois […] L’esprit de ceux qui détiennent le pouvoir est inerte, inanimé. Le seul élément qui soit réellement dynamique chez eux c’est l’estomac. Regardez comme il est très développé chez eux ; et la seule vertu qu’ils connaissent avec ferveur est la concupiscence 153 . ’

On retrouve les quatre points mentionnés ci-haut dans le roman. Le petit Guigoz va d’abord à l’école coranique avant d’aller à l’école laïque154 ; absence de collèges aux Comores dans les 1950155 ; Younoussa Harouna, entrant tout juste en sixième, est considéré, en ce début des années 1990, comme l’intellectuel de son village156 ; et deux personnes seulement, dans le roman, s’adonnent à la prestigieuse solitude de la lecture : Nadar qui dit avoir lu L’Immortalité de Milan Kundera, Devoir de violence de Yambo Ouoleguem et Samaracande de Amin Maalouf ; et la mère de Kassabou qui lit …le Coran157. Seulement, le jeune Nadar, séropositif, a ses jours comptés158. A croire que la formation d’un esprit curieux et éventuellement critique est condamné dans ce pays en ce début des années 1990.

Il n’y a pas lieu de s’étonner : longtemps majoritairement analphabète, médiocrement formée par l’école laïque, la société comorienne n’avait à sa disposition jusqu’à l’indépendance, hormis quelques cadres médiocrement formés par l’école laïque coloniale, que quelques lettrés en arabe instruits par l’école coranique (et donc religieuse), première institution scolaire apparue dans le pays avant l’école coloniale159 : le seul savoir qui irriguait cette société fut donc religieux !

Rappelons les faits : les Comores comptabilisent, en 1912, six écoles laïques françaises contre quatre cent soixante quatorze écoles coraniques pour une population de cent milles habitants160. En 1972, trois ans avant la déclaration de l’indépendance, le taux de scolarisation avoisinait seulement les trente pour cent161. C’est après l’indépendance (1975) que l’école accueillira plus d’enfants (on atteindrait aujourd’hui plus de quatre vingt dix pour cent d’enfants scolarisés). Une démocratisation de l’école qui commence à amorcer une certaine révolution dans les mentalités, perceptible dans le roman.

Justement, dès qu’on ouvre ces romans, on se rend assez vite compte que la religion y occupe une place centrale162. On apprend dès le prologue de La République que les Comoriens sont des musulmans très croyants au point de prendre l’islam comme un instrument d’analyse à l’aune duquel ils observent le monde : les malheurs qui frappent les Comoriens – comme les catastrophes naturelles – ne sont pas dus à des phénomènes scientifiques démontrables mais qu’ils s’expliqueraient par l’abondance de leurs péchés : « En l’espace de quelques mois, tous les fléaux que l’on croyait à jamais disparus de la surface de la terre ont  »frappé». Comme disaient certains, ce ne pouvait être qu’à cause de nos péchés163. » Dès le début du Kafir, on perçoit des personnes âgées sur la terrasse de la mosquée164 – il est vrai qu’elles ne font que contempler les jeunes filles ! C’est dire que la question religieuse n’est pas du tout absente dans ces romans. Un peu plus tard dans Le Kafir, le narrateur nous informe que Mitsandzalé, village du Dr Mazamba, compte douze mosquées et qu’un silence religieux s’impose – c’est le cas de le dire – à chaque fois que le muezzin lance son appel à la prière165.

Le Comorien demeure très attaché à la pratique religieuse : lors du conflit opposant les Comoriens et les Malgaches, juste avant de mourir, Mzé Soilihi Hamadi, pensa à la prière qu’il n’a pas pu accomplir166. C’est que ce pays, peuplé entre autres par des arabes musulmans, est resté musulman jusqu’à aujourd’hui. Alors qu’à Madagascar, l’introduction de l’islam n’a été que spasmodique, faits d’aventuriers qui n’ont converti que temporairement les populations autochtones, aux Comores, elle a revêtu une dimension définitive due à l’installation de cette population arabe dans les villes laquelle a pu asseoir sa domination même au-delà des villes et par là même inculqué la foi musulmane à pratiquement tous les habitants du pays167. Rappelons qu’aux Comores aujourd’hui, chaque village compte en moyenne une dizaine de mosquée de taille moyenne à laquelle on peut ajouter une mosquée dite du vendredi de taille relativement importante !

La religion n’est pas seulement considérée comme une pratique confessionnelle, c’est aussi « […] un savoir, une «science» […] qui se transmet dès la prime éducation à la maison, à l’école coranique, au medrassa [école coranique] et au-delà. Ce savoir est détenu par des spécialistes, les ulémas, qui le transmettent au moyen de méthodes, de manuels et dans des lieux d’enseignements précis168. » La religion rythme le temps des Comoriens. Ainsi, faut-il prier cinq fois par jour chez soi ou dans sa mosquée habituelle et une fois le vendredi, prière qui réunit tous les hommes du village ; aussi existe-t-il le mois du Maulid (naissance du prophète), célébré par de nombreuses manifestations ; celui du ramadan (le jeûne) dont la fin est sanctionnée par une grande fête ; celui du pèlerinage à la Mecque…Ajoutons à cela le Miradji commémorant l’ascension de Mahomet. La religion accompagne le Comorien tout simplement de sa naissance jusqu’à sa mort :

‘[…] appris [le Coran, et donc la religion] par cœur dès le plus jeune âge, il imprègne la vie quotidienne, du berceau à la tombe, du madjlis au madrassa, et du dayra au maoulida…On le récite dans toutes les circonstances de la vie, même les plus éloignés de leur foi conservent un respect certain pour le Coureane car le texte sacré est lié à la naissance, à la circoncision, au mariage, à l’accouchement, aux voyages, aux fêtes, à la mosquée, à l’enfance, à la famille, aux quartiers, au pays et à la mort ; le Livre est la voie la plus sûre pour les serfs d’Allah de parvenir à l’Eden169.’

Et pourtant, curieusement, la religion aux Comores est pratiquée mais non de façon orthodoxe. Certains de ses préceptes ne sont pas du tout respectés. Tel est, entre autres, le cas de l’alcool et de la drogue qui, alors qu’ils sont strictement interdits par l’islam, restent des produits discrètement consommés dans le pays. Dans La République, nous dit-on, certains prenaient l’alcool pour du jus de coco170 (boisson allègrement permise). Nous avons vu dans Le Kafir, des ministres en boire à volonté, au cours d’une soirée, tout en voulant, il est vrai, se cacher171.

Est-ce à dire que cela est dû au fait que les Comoriens ne comprennent pas cette religion diffusée en arabe comme jadis l’on comprenait rien, en France, à la messe dite en latin ? Car, en fait, si aux Comores, la plupart de la population est alphabétisée en arabe, peu de gens comprennent cette langue, même certains prétendus maîtres : « De la masse des fidèles présente, peu comprenaient ce prêche. Il [Mazamba] se demanda même si certains hatubs [prêcheurs] n’ignoraient pas totalement le sens de ce qu’ils lisaient172. » En fait, l’apprentissage du Coran aux Comores vise moins à sa compréhension qu’à sa lecture et à son écriture173.

Notes
153.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 198.

154.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 25.

155.

Ibid., p. 27.

156.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 101.

157.

Ibid., p. 187.

158.

Ibid., p. 115.

159.

Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores. Evolution de l’autorité spirituelle depuis le protectorat français (1886) jusqu’à nos jours, op. cit., p. 26.

160.

Mahmoud Ibrahime, Etat français et colons aux Comores (1912-1946), op. cit., p. 100-109.

161.

Sultan Chouzour, Le Pouvoir de l’honneur. Tradition et contestation en Grande Comore, Paris, L’Harmattan, « Archipel des Comores », 1994, p. 216. Sur la question de l’école, on pourra lire Thierry Flobert, Les Comores : évolution juridique et socio-politique, Aix-Marseille, Université d’Aix-Marseille, 1976, p. 207-218 ; Ibrahim Soibahaddine, En quel sens faut-il transformer l’éducation aux Comores ?, Bordeaux, Bordeaux II, 1980 ; Mohamed Ibrahime, Histoire de l’enseignement aux Comores, Saint-Denis, CRDP de la Réunion, 1994.

162.

Sur la question de l’islam dans le roman négro-africain, voir Shirin Edwin, L’Islam mis en relation. Le roman francophone de l’Afrique de l’ouest, Paris, Kimé, 2009.

163.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 11.

164.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 12.

165.

Ibid., p. 92.

166.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 94.

167.

Claude Robineau, Approche sociologique des Comores, op. cit., p. 58.

168.

Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores, op. cit., p. 14.

169.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 65. C’est l’auteur qui souligne. Pour plus d’informations sur le quotidien des Comoriens, voir Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores, op. cit., p. 68-84.

170.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 12.

171.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 16.

172.

Ibid., p. 62.

173.

Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores, op. cit., p. 26.