La Sorcellerie

A lire le roman toihirien, on croirait que tous les Comoriens s’adonnent, sans scrupules, et même avec beaucoup de joie, à la sorcellerie : des hommes aux femmes, des plus jeunes aux moins jeunes, des plus instruits aux moins instruits, des faibles aux puissants… Mma Said consulte Foundi Shandrabo pour soigner son fils174. Une vieille femme comme Koko Kari qui croise dans son chemin une femme blanche déguisée consultera aussitôt Foundi Kéri-Bahi pour avoir une amulette protectrice et pour la protection du village175. Une mère qui veut plier son fils rebelle aux traditions aura facilement recours à la sorcellerie176. Kassabou, dont le mari Mazamba sort avec Aubéri, fera appel à Gowa-Gowa pour fermer hermétiquement son sexe et la rendre ainsi impénétrable par son mari177. Issa, employé au ministère des Finances, consultera, avant son mariage un sorcier qui lui prédira un mariage malheureux178. Le Docteur Mazamba a son sorcier même s’il ne le consulte jamais179 et puis lors d’un séjour de travail à Anjouan, il devait « […] consulter une guérisseuse aux mains miraculeuses180. » Guigoz, le Guide de la Révolution, interdit les pratiques sorcières aux Comoriens181 mais pratique celles-ci tant et si bien qu’il devient un jouet de ses deux sorciers182. Chaque homme politique comorien disposerait d’un sorcier attitré183. Pour couronner le tout, même les Français, pourtant originaires d’un pays rationaliste, n’hésiteraient pas à recourir aux sorciers une fois confrontés à des problèmes délicats184 ! Disons pour simplifier que la sorcellerie, d’après le roman toihirien, reste quelque chose de bien ancré dans les mentalités du pays185.

Regardons justement de près trois cas emblématiques : celui de Kassabou, celui de Mma Said et celui de Guigoz. La première, fortement contrariée par l’absence de son mari parti avec une autre femme, envoie Rafyat consulter Gowa-Gowa qui propose d’affaiblir systématiquement la braguette de Mazamba à chaque moment qu’il voudrait s’en servir avec la rivale de Kassabou. Mais l’option a été écartée par Rafyat la considérant comme trop humiliante pour le « père de leur fille » pour une autre : rendre inaccessible le sexe de Aubéri par Mazamba :

‘- Imaginez-vous qu’il [Gowa-Gowa] m’avait demandé si je voulais qu’il rende – sangatria comme disent les Malgaches – impuissant le docteur chaque fois qu’il voudrait faire la chose avec elle [Aubéri]. J’ai réfléchi un bon moment […] Et c’est là devant mes hésitations que Gowa-Gowa en personne me fit une fulgurante suggestion. […]
- Boucher la totoche de la voleuse de mari chaque fois que la gogotte illégitime voudra s’y tapir186.’

Il s’agit, dans les deux cas, pour simplifier, de rendre impossible tout rapport entre les deux amants. Kassabou et ses copines, jalouses, sont guidées par le désespoir et la vengeance ; le but consiste à faire du mal à la rivale.

Mma Said, elle, est gouvernée par l’amour maternel. Après avoir soigné son fils avec la médecine occidentale et traditionnelle sans résultat probant, et lassée par les douleurs infinies de son fils, elle décide, à ses risques et périls (contre l’interdiction de pratiquer la sorcellerie par le pouvoir en place), de recourir au savoir-faire de Foundi Shandrabo :

‘- Je vais consulter Foundi Shandrabo. Il me dira si il y a une cause à cet « accident » de Said. Et si oui, qui c’est qui a lancé ce gris-gris à mon fils. Peut-être qu’il parviendra aussi à le guérir.
- Mais Mma Said, oublies-tu qu’il est interdit de pratiquer la sorcellerie, de consulter les Wagangs187, que tout contrevenant est passible d’une plongée dans la citerne ?
- Je n’ai rien oublié mère mais il en va de la vie de mon fils188.’

Elle place la sorcellerie au-dessus de la médecine laquelle s’est révélée bien incapable, à ses yeux, de redonner la santé à son fils. Un brin de désespoir plane dans l’esprit de Mma Said.

Encore un mot sur les deux femmes. La plus âgée est une femme populaire ni instruite ni fortunée ; la deuxième, si elle n’est pas très instruite, demeure une bourgeoise. Et toutes les deux ont recours à la sorcellerie.

Le cas le plus surprenant reste celui Guigoz. Voulant se présenter comme un authentique révolutionnaire, il s’en est pris vigoureusement, lui et son gouvernement, à des pratiques qu’il considère comme arriérées :

‘Sus à la superstition, au maraboutisme, au charlatanisme et aux fétiches. Ce gouvernement empirique et matérialiste décida de donner la chasse aux sorciers, aux esprits, aux djins, aux djams, aux rumbas, aux wagangs, aux Zubuzubus189, aux morts vivants et aux vivants morts190.’

Interdire la sorcellerie aux autres mais la pratiquer soi-même. Telle paraît être la devise du chef de la révolution comorienne car il consulte, sans scrupule aucun, les sorciers et consent, sans aucune difficulté, à leurs prescriptions. Il s’en est entouré d’ailleurs de deux chargés d’étudier les affaires présidentielles comme des conseillers ayant les pleins de pouvoirs. En fin de compte, ce n’est plus le Guide qui gouvernait mais ses sorciers ! Ainsi, fait-il sacrifier sept enfants dont le sang devait nourrir des serpents logés à la présidence censés protéger son pouvoir191. Guigoz respecte tellement ses sorciers (voir l’importance qu’il accordait à leurs paroles192) qu’il en est devenu leur jouet. Ainsi, son premier sorcier voulant se débarrasser de l’autre sorcier et ami du président, en la personne de Lulé, manipule le Guide pour le faire tuer. Requête aussitôt formulée aussitôt exécutée. Toujours dans le même but : protéger son régime193.

Tout incite en fait à croire qu’aux Comores plus on monte dans la hiérarchie sociale, plus on croit à la sorcellerie et plus on se montre prêt à satisfaire les exigences toujours lourdes des sorciers pour que ses demandes soient satisfaites. La pauvre Mma Said consent à payer cinq mille francs194 pour faire soigner son fils ; Kassabou, la bourgeoise, paie pour boucher le sexe de sa rivale ; et Guigoz, le chef de l’Etat, n’hésite aucunement à sacrifier dix personnes pour soutenir son pouvoir. Affinons le constat : plus haut on est placé dans la société, plus on est cruel dans les pratiques sorcières.

Aux Comores, en fait, pratiques islamiques et non islamiques cohabitent sans trop de difficultés. Les Comoriens, sans renoncer à leur religion, consultent des sorciers et s’adonnent également à des pratiques animistes. Dans certaines villes aujourd’hui, ces pratiques sont de plus en plus oubliées. Mais dans d’autres, on continue de consulter le mwalimu195 pour la naissance des enfants, pour savoir les prénoms à leur donner, pour les soigner. C’est le sorcier qui donne la date de la première coupe des cheveux, de la circoncision des garçons, du mariage196…Rappelons que la sorcellerie est rigoureusement interdite par l’islam.

On observe, curieusement, dans ce pays, une absence de tension entre ces pratiques et l’islam, ce qui a intrigué Claude Robineau au point de tenter une explication :

‘En fait, il faut bien voir que le domaine de l’Islam et le domaine religieux traditionnel [renvoyant à la sorcellerie] ne se recouvrent pas, l’un porte sur la vie spirituelle, la croyance à une divinité-toute puissante et les moyens de lui rendre grâce, l’autre sur les problèmes de la vie profane et les moyens concrets de conjurer les forces hostiles à l’homme 197 .’

Ajoutons à cela les siècles de confusion autorisés par une islamisation de surface due à une éducation religieuse extrêmement sommaire. Il ne serait pas abusé de parler dans le cas des Comores d’une certaine osmose entre la religion et la sorcellerie. Les sorciers se servent par exemple des versets coraniques pour leurs pratiques.

Le roman, en rapprochant sorcellerie et violence ­– viol de Mma Said par le sorcier, sacrifice de dix personnes par Guigoz et fermeture hermétique du sexe d’Aubéri ­–, confond expressément pratique sorcière et barbarie et stigmatise par là même cette pratique qu’on peut considérer légitimement comme arriérée, contre-productive et irrationnelle.

Notes
174.

Ibid., p. 63-73.

175.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 33-36.

176.

Ibid., p. 49-50.

177.

Ibid., p. 200-204 et 236.

178.

Ibid., p. 239.

179.

Ibid., p. 59-60.

180.

Ibid., p. 21.

181.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 60-61.

182.

Ibid., p. 81-85 et 127-132.

183.

Mohamed Toihiri, Le Kafir , op. cit., p. 59.

184.

Ibid., p. 30.

185.

Ibid., p. 59.

186.

Ibid., p. 203-204. C’est l’auteur qui souligne.

187.

Sorciers.

188.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 64.

189.

Différents genres de génies. Note de l’auteur.

190.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 60-61.

191.

Ibid., p. 81-85.

192.

Ibid., p. 128-129.

193.

Ibid., p. 127-132.

194.

L’équivalent de 10 € aujourd’hui.

195.

Sorcier

196.

Claude Robineau, Approche sociologique des Comores, op. cit., p. 71 et Abdallah Chanfi Ahmed, Islam et politique aux Comores, op. cit., p. 50-52.

197.

Claude Robineau, Approche sociologique des Comores, op. cit., p. 73.