2. Une relative émancipation

Deuxième catégorie de femme : celle qu’on peut rapidement nommer émancipée. C’est le cas de Bahisoi et de ses amies qui, parce qu’elles avaient une croyance naïve en la révolution, s’étaient royalement assis sur la tradition pour s’offrir, cœurs et corps, au nouveau pouvoir révolutionnaire. Rappelons que les jeunes et les femmes constituaient les deux piliers de ce dernier :

‘Ces filles faisaient partie des Commandos Zazis […] L’une des filles s’appelait Bahisoi. Elle était originaire du Nord de l’île et avait préféré quitter le lycée pour faire don de son cœur et de son corps à la révolution. Comme elle était prête à aller jusqu’au sacrifice suprême, le Guide de la révolution ne se faisait pas prier pour s’entourer de ses tendres services221.’

Femme émancipée dans la mesure où elle s’était soustraite à la tradition (qui la gardait jalousement pour le mariage) pour se donner, pieds et mains liés, à un régime qui ne refusait pas de la prendre : qui la considérait comme un bel objet de plaisir ! Attitude témoignant d’une candeur certaine car prouvant une absence de distance critique à l’égard du nouveau régime : adhésion totale à un régime totalitaire ! Comportement, sans réserve ni nuance, qui ressemble à un défoulement, pouvant s’expliquer par sa puissante soumission antérieure.

Deuxième figure de libération dans La République : Mma Said. Qu’on se souvienne que, mue certainement par l’instinct maternel, elle a allègrement foulé au pied l’interdiction de consulter des sorciers instituée par la révolution : elle a osé – il est vrai avec beaucoup de malice – défié ce pouvoir en allant consulter Foundi Shandrabo pour soigner le genou de son fils Said :

‘– Maman, je sors et je ne sais pas si je vais revenir. Je n’en peux plus. Nous ne pouvons pas rester ainsi les bras croisés. Subitement un gémissement strident sortit d’une chambre voisine.
– Ecoute-le, mère, poursuivit la femme. Ecoute-le souffrir comme une vache mettant bas. Crois-tu vraiment que c’est seulement à cause de son accident au football que son genou enfle ainsi ? Non ! On ne m’enlèvera de l’idée le fait qu’il y a une autre raison. Oui. Il y a une autre raison…[…]
– Où veux-tu aller O Mma Said ? questionna la vieille mère affalée sur une natte.
– Je vais consulter Foundi Shandrabo. Il me dira si il y a une cause à cet « accident » de Said. […]
– Mais Mma Said, oublies-tu qu’il est interdit de pratiquer la sorcellerie, de consulter les Wagangs, que tout contrevenant est passible d’une plongée dans la citerne ?
– Je n’ai rien oublié mère mais il en va de la vie de mon fils. […] Je souffre trop de le voir souffrir. Mon cœur se détache en menus morceaux comme un poisson pourri mal rôti222.’

Mais ce n’est pas le seul acte par lequel cette femme défie la loi des hommes. Rappelons-nous également qu’elle a lutté autant qu’elle pouvait contre Foundi Shandrabo qui voulait jouir d’elle contre son gré :

‘[…] Foundi essayait de fourrer une main haletante dans le farfouillement de la lingerie de la dame. Celle-ci riposta par un coup de pied dans le visage du fauve en chaleur. Les coups et la lutte avaient l’air d’exaspérer davantage les débordements libidineux du monstre. Il commençait à souffler. Elle commençait à paniquer. […] C’était une lutte sourde, silencieuse. Il la voulait. Elle lui en voulait. Il la désirait. Elle le détestait. Mma Said ne défendait pas seulement sa vertu, elle avait subitement une haine viscérale contre cet homme qui ne lui inspirait que répulsion, répugnance et dégoût223.’

Maternelle (incapable de supporter longtemps la douleur de son fils), intelligente (la façon de duper les milices), courageuse (la force de refuser le viol), Mma Said réunit tout cela autour de sa personnalité. Il n’en demeure pas moins vrai qu’elle est superstitieuse.

Mma Voyage peut être considérée comme une troisième figure d’émancipation dans la mesure où, enfreignant à la loi de Guigoz, elle a organisé une fête interdite à l’occasion de la circoncision de son fils Voyage :

‘[…] à Mrémani Mma Voyage venait de circoncire son fils. Il est de rigueur dans de telles circonstances d’organiser le sixième jour de la circoncision, un Maoulid 224 suivi d’un festin. Mma Voyage n’ignorait pas la menace qui pesait sur elle et sur toute sa famille si l’on devinait son intention d’abattre son dodu cabri. Mais elle était décidée à honorer la circoncision de son unique fils Voyage par un festin225.’

Là encore cette contestation de l’autorité révolutionnaire par Mma Voyage, motivée par l’amour maternel, peut être lue comme de l’émancipation. Mais cette dernière semble trompeuse et inintelligente. Trompeuse car, si il est vrai qu’elle désavoue par son acte l’autorité révolutionnaire, il demeure incontestable que c’est tout simplement pour rester fidèle à une autre autorité : celle de la tradition. Ce n’est donc pas véritablement un rejet de toute autorité mais une disqualification de la politique révolutionnaire. En ce sens et dans une certaine mesure, Mma Voyage peut être vue comme une réelle conservatrice. Idiote parce que son acte a manqué d’habileté et de discrétion, contrairement à Mma Said, en ne sachant pas déjouer l’attention de la milice révolutionnaire si bien que les participants à la cérémonie en ont fait les frais : ils furent châtiés sévèrement et humiliés publiquement226.

Une autre catégorie de femmes que l’on peut ranger dans la colonne des émancipées : celles qui font commerce de leurs charmes en ville ; celles qui refusent de se cantonner dans leurs villages poussées à la capitale par la misère, par l’incapacité matérielle à subvenir aux besoins de leurs progénitures :

‘Certaines de ces jeunes et moins jeunes personnes ne dédaignaient pas une partie de plaisir à l’occasion du passage à la Capitale, surtout si elle est agrémentée de quelques pièces trébuchantes et sonnantes. C’est toujours ça de gagné pour acheter le lait du bébé227.’

Femmes libérées, femmes émancipées mais qui retombent rapidement dans une pratique peu enviable : celle de marchander leurs corps.

Deux femmes se distinguent particulièrement dans La République : Yasmine et Faouziat. Elles sont toutes les deux jeunes, passées par l’école, en forçant un peu le trait (pour Yasmine), toutes les deux intellectuelles228. Yasmine, jeune mohélienne, lycéenne, en vacance à Ngazidja, qui se promène librement229 avec Haïdar au marché de Moroni comme un couple marié230, fine observatrice. Faouziat, elle, a bénéficié d’une solide formation universitaire de journalisme ou de communication à Bordeaux231 et officie à Radio Comores comme journaliste232. Véritable intellectuelle par sa solide formation universitaire, le métier qu’elle exerce, la capacité d’analyse de la situation politique du pays et par son aptitude à l’autocritique :

‘- A la radio […] Ce n’est pas des journalistes qu’il y a, ce sont des bonnes femmes et des petits bonhommes flicards, envieux, haineux, des sycophantes, des mouchards, des renégats, des pleutres, des veules, des esprits de mollusques, tu entends ? Leur boulot consiste à informer davantage le Grand Frère233 que les auditeurs […] Certains d’entre nous sont en réalité des propagandistes de l’idéologie guigoziste. C’est pour cela que nous sentons surgir du tréfonds de notre conscience des émanations putrides, des miasmes morbides. Nous ne sommes pas fiers d’être nous-mêmes. A la radio, nous sommes normalisés, intellectuellement déportés dans le mini-goulag de l’information officielle et partisane. Oui, nous sentons mauvais moralement. Nous en sommes conscients234.’

Faouziat ? Une intellectuelle ? Indubitablement. Mais aussi un peu schizophrène. Car dans cette déclaration, on la perçoit comme une rebelle dénonçant l’ordre établi mais continuant de servir fidèlement le pouvoir qu’elle stigmatise. Mais pourquoi réagit-elle ainsi ? Eh bien parce qu’elle a peur de la répression abrupte du régime235 et se trouve de ce fait tenaillée par un odieux dilemme :

‘Mais que faire ? Démissionner ? Ce sont les commandos qui nous attendent alors et on nous donnera en pâture à tes semblables [Faouziat s’adresse à un membre des milices]. Rester ? C’est une mort morale, lente, à petites doses et au bout du tunnel c’est le suicide ou la folie. Encore que je préfère de loin la folie car au moins on vit ses rêves236.’

Faouziat ? Une praticienne du double langage ? Une femme lâche ? Ou tout simplement une personne prudente ? Le texte nous invite à retenir cette dernière suggestion. En effet, elle participe, avec Yasmine, sous l’inspiration de Haïdar, au détournement de l’avion qui les a conduits à Mayotte d’où elles partiront pour la France.

‘- Mesdames et messieurs, excusez-nous de vous causer ce petit désagrément. Mais pour certains d’entre nous la vie est devenue infernale dans le paradis guigozien. Nous préférons aller voir ailleurs. Mes deux camarades et moi, comme vous le constatez, sommes maîtres de l’avion. Le pilote et le steward, hommes hautement intelligents ont déjà compris l’absurdité d’une tentative de résistance […] Nous allons mettre le cap sur Mayotte. Après le pilote vous ramènera sains et saufs à Anjouan237.’

Nous reconnaîtrons volontiers que pour détourner un avion, c’est-à-dire devenir un terroriste, un certain courage est requis.

En fin de compte, la femme, dans La République, occupe une place peu appétissante. En effet, elle est soit complètement soumise soit affranchie mais partiellement ; et même dans ce dernier cas, la libération incomplète s’accompagne toujours de défauts. Ainsi Bahisoi et ses amies de la milice révolutionnaire font preuve d’une indescriptible naïveté ; Mma Said demeure foncièrement superstitieuse ; Mma Voyage manifeste une indiscrétion flagrante dans un pays où tout le monde est surveillé ; certaines femmes quittent leur village mais c’est pour faire commerce de leur charme.

Alors que conclure ? Est-ce l’expression d’une certaine misogynie ? Il serait hasardeux, pour l’instant, de l’avancer car Yasmine et Faouziat nous sont présentées dans des positions respectables et enviables : intellectuelles, rebelles et courageuses qui finiront par quitter la dictature de Guigoz. On fera remarquer simplement que toutes les deux ont été éprouvées par les dures disciplines de l’école ; plus Faouziat du reste que Yasmine. Est-ce à dire qu’une femme ne peut s’élever au-dessus de la mêlée – et donc mériter un quelconque intérêt – qu’instruite ? On serait tenté de le croire si le roman ne présentait pas en même temps un épouvantable contre-exemple : Bahisoi fut lycéenne avant de se donner aveuglément au régime révolutionnaire238. Si on suit le roman toihirien, pour mériter en fait le moindre intérêt, la femme doit être à la fois instruite et insoumise. Ce qui, dans une certaine mesure, pourrait être considérée comme un appel à son émancipation : la femme doit être comme un homme : une rebelle (comme Haïdar), dotée d’une intelligence critique, capable non de se soumettre mais de s’insurger contre l’oppression, quelle qu’elle soit.

Notes
221.

Ibid., p. 22.

222.

Ibid., p. 63-64.

223.

Ibid., p. 73.

224.

Une prière suivie d’un festin. Note de l’auteur.

225.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 75.

226.

Ibid., p. 80-81.

227.

Ibid., p. 124.

228.

Fait remarquable à relever aux Comores pendant cette période.

229.

Liberté nouvellement octroyée aux jeunes par le régime révolutionnaire.

230.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit. p. 120-125.

231.

Ibid., p. 191. Rappelons que le romancier a fait aussi toutes ses études universitaires à Bordeaux III.

232.

Ibid., p. 187.

233.

L’un des plusieurs noms du chef de la révolution.

234.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 192-193.

235.

Ibid., p. 192.

236.

Ibid., p. 193.

237.

Ibid., p. 198.

238.

Ibid., p. 22.