2. Monde rural et monde urbain

Le roman toihirien est traversé par d’autres rivalités. Ainsi constate-t-on une opposition entre la ville et les villages ou la campagne. Pour simplifier, le monde rural représente les traditions diverses (pratique de la sorcellerie, grands mariages, mélanges de traditions et de religion…) et le monde urbain la modernité251. C’est dans les villages que l’on consulte les sorciers – sauf Guigoz qui les consulte dans les palais présidentiels situés en zone urbaine ou périurbaine. Pensons à Mma Said qui consulte, dans son village, le sorcier Foundi Shandrabo pour soigner son fils252. Songeons également à Rafyat parti consulter Gowa-Gowa, à Kalawé, pour le compte de Kassabou253. C’est en zone rurale, à Mremani précisément, que Mma Voyage organise une lecture de la vie du prophète pour marquer la circoncision de son fils Voyage254. C’est toujours en zone rurale que Kapégnet – à Pangani255 – et Issa – à Mitsandzalé256 – réalisent leur grand mariage.

Le village, c’est le lieu rassurant gouverné par un temps circulaire où la vie, loin de progresser, se répète continuellement. C’est un endroit où l’on est entre soi et où l’on se referme sur soi : un lieu où l’autre n’existe pas.

La ville par contre est un lieu de rencontre et donc d’ouverture sur le monde. C’est bien au marché de la capitale que les hommes se rencontrent, Comoriens des quatre coins du pays ou étrangers. En effet, c’est au vieux marché de Moroni, capitale des Comores, que Haïdar a rencontré Yasmine257, que celle-ci a croisé son professeur M. Bouzid avec qui elle échange un bref instant258, c’est à Moroni, au cours d’une soirée, que Mazamba fait la connaissance de Aubéri259, que le même Mazamba rencontrera Tazmine, urologue indienne260. C’est toujours au marché de Moroni que l’on réalise la diversité de la population et de la culture comoriennes261.

Mais le monde urbain n’est pas seulement un monde de rencontres. Il signifie aussi un monde de savoir. Ainsi, c’est à l’hôpital de Moroni que Mazamba prend connaissance de sa maladie262 et qu’il échange avec Nadar autour de la littérature263. La ville représente également le travail : c’est à Moroni que Mazamba se rend pour exercer son métier de médecin généraliste à l’hôpital ou à son cabinet privé. La ville, c’est le monde du rêve, de l’imaginaire et de l’art avec le cinéma Al Camar264.

La ville renvoie également à la liberté humaine. Liberté de manger et de boire quand et où l’on veut. Qu’on se rappelle du Dr Mazamba se nourrissant de brochettes sur les trottoirs de Moroni, geste proprement inimaginable pour un homme de son rang dans son village (il doit obligatoirement manger chez lui sinon il sera considéré comme indigne !). Liberté de boire : la bourgeoisie comorienne s’offre des soirées arrosées mais seulement en ville. Pensons à la soirée à laquelle Mazamba a rencontré Aubéri ou celle organisée par le Rotary-club où les Comoriens s’adonnaient allègrement à l’alcool265. Mazamba lui-même a commencé à boire devant Aubéri en ville, à Mutsamudu à Anjouan précisément266. Liberté d’aimer aussi qui l’on veut : la relation amoureuse de Mazamba et de Aubéri a lieu exclusivement en milieu urbain ; elle ne serait certainement pas tolérée dans un village pas seulement parce que Mazamba est un homme marié mais parce que les unions libres ne sont pas agréées dans les villages encore aujourd’hui aux Comores. Cela existe en ville grâce seulement à l’anonymat caractéristique de ce lieu.

Notes
251.

On rencontre assez souvent cette opposition dans le roman négro-africain. Voir à ce propos Mohamadou Kane, Roman africain et tradition, op. cit., Roger Fayolle, « Romans et traditions dans les romans africains et maghrébins d’écriture française », in Jacques Bersani, Michel Collot, Yves Jeanneret et Philippe Régnier, Roger Fayolle. Comment la littérature nous arrive, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 289-299 ou encore Roger Chemain, La Ville dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1981.

252.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 69-73.

253.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 200 et 203-204.

254.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 75-78.

255.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 95-108.

256.

Ibid., p. 143-175.

257.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 120.

258.

Ibid., 123.

259.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 16.

260.

Ibid., p. 11.

261.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 122-125.

262.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 7-8.

263.

Ibid., p. 115.

264.

Ibid., p. 13-14.

265.

Ibid., p. 16-17 et 242

266.

Ibid., p. 39.