3. Antagonismes insulaires

Les Comores formant historiquement un archipel de quatre îles – Grande Comore (ou Ngazidja267), Anjouan (ou Ndzuani268), Mayotte (ou Maoré) et Mohéli (ou Mwali269) – mais aujourd’hui de trois îles depuis l’indépendance date à laquelle une des îles (Mayotte) a décidé de rester dans le giron français270, il existe des rivalités insulaires plus ou moins importantes qui ont atteint un paroxysme en 1997 quand l’île d’Anjouan a demandé d’abord à se rattacher à la France puis a déclaré son indépendance quand la main tendue à la France n’a pas été retenue271 mais elle a fini après maintes tractations – refonte juridique de la constitution ayant accordé à chaque île beaucoup d’autonomie ; une création d’Etats-Unis des Comores nommée d’ailleurs Union des Comores – par revenir à son entité historique. Ces tensions apparaissent également dans le roman toihirien.

Superficiellement, la Grande Comore est la plus grande, et en plus depuis 1961, elle abrite la capitale politique et économique du pays (Moroni) transférée de Mayotte, transfert considéré comme affront par les Mahorais et qui expliquerait partiellement la rupture avec les autres îles plus d’une décennie plus tard. Deux raisons qui imposent cette île comme la plus importante. S’ajoutent à cela le transfert massif d’argent et les diverses constructions (écoles, bibliothèques, maisons, routes, électrification de localités…) réalisés par les expatriés majoritairement issus de cette île faisant ainsi d’elle la plus développée des trois autres îles. Pour ces raisons avancées, les borgnes étant rois dans le royaume des aveugles, les Grands Comoriens se considèrent comme supérieurs aux habitants des autres îles – ils se sentent même supérieurs aux Mahorais chez qui, du reste, ils partent chercher du travail – et pas toujours le plus valorisant ! – et un avenir meilleur ! Ils se permettent donc de les juger comme ils l’entendent et souvent de façon péjorative. Et les Comoriens issus des autres îles ne l’apprécient pas, rivalités lisibles dans cet échange entre Mazamba et Aubéri :

‘- […] on dit que les Anjouanais, avance Aubéri, n’aimeraient pas les Grand-Comoriens, que les Maorais détesteraient les Anjouanais, que les Grands-Comoriens haïraient les Anjouanais et que tous écraseraient de leur mépris les Mohéliens qui le leur rendraient sans complexe.
- Préjugés ! Préjugés, répond Mazamba, que tout cela, Aubéri ! En fait ces a priori viennent de notre méconnaissance les uns des autres272.’

Observons d’abord les éléments explicites traduisant ce conflit dans le roman. Le romancier étant issu de la grande île, c’est dans le regard de son narrateur issu de la même île que lui que nous allons percevoir les autres îles. Ainsi, savons-nous que Yasmine, Mohélienne, est une jeune, belle et douce fille273, apaisante même dans la menace274. Mais parallèlement, on repère un discours proprement infériorisant à l’encontre de la population mohélienne. Lulé, auteur d’un double homicide, est comparé à un Mohélien : il bondirait comme un Mohélien275. Et ce dernier est présenté comme parfaitement incapable de saisir la modernité et ses diverses technologies. Etrange : on n’est pas très loin du colon qui relève la stupidité congénitale aux indigènes ! Voici une scène fortement comique mais fermement méprisante qui se déroule à l’aéroport de Mohéli :

‘Une grosse mamma à l’âge indéterminé voulut absolument monter en cabine avec un panier en feuilles de cocotier tressées, rempli d’immenses pastèques vertes. Un monsieur qui malgré son pantalon bouffant n’arrivait pas à dissimuler son hernie poids lourd, s’escrimait à calmer son bouc décharné qu’il tenait à faire monter à bord. Il avait fallu toute la vélocité et les menaces des commandos pour faire entendre raison à ces deux étranges amoureux des fruits et des animaux276.’

Les Mahorais ? Des « durs à cuire277 », des rebelles278 qui ont fait exploser l’unité nationale en s’inscrivant en faux contre la marche de l’histoire : en se complaisant dans la domination française. Les Anjouanais ? Des condisciples de Sodome279 – ce qui n’est pas du tout un compliment dans cette région du monde qui continue à considérer l’homosexualité comme une maladie mentale –, des criminels, des radins, des jaloux n’hésitant pas à vous éliminer s’il vous attrape en train de regarder leur femme280.

Voilà ce qu’on lit clairement dans le roman en matière de conflits insulaires. Mais il y a l’implicite qu’on lit entre les lignes. Jetons un œil justement sur la structure du roman. Eh bien on se rend compte que, quand l’histoire se passe aux Comores – la plupart du temps quand même281 ! – elle se déroule presque uniquement à la Grande Comore sauf pour la scène où Mazamba et Aubéri se sont rencontrés à Anjouan282 ou la scène de présentation du camp de Pamandzi à Mayotte qui avait accueilli les Comoriens ayant fui le régime révolutionnaire comorien283. Ajoutons pour être complet la scène où l’avion d’Air Comores fait le tour des îles284. Sur le plan des personnages, les protagonistes principaux des deux romans – Guigoz et Mazamba – sont Grands Comoriens très bien placés dans la société : respectivement président de la République et médecin. Les autres îles n’offrent quasiment pas de personnel du roman ou alors quand elles en exposent, il est de second plan, presque des rôles de figurants : Faouziat, la journaliste anjouanaise occupant une place peu enviable de schizophrène (servant loyalement et fidèlement le régime révolutionnaire en public mais la contestant discrètement ; Yasmine, élève mohélienne, servant à mettre un peu de douceur dans cette histoire impitoyable de la révolution comorienne). Quant à Mayotte, personne ne la représente dans le roman comme si, ayant volontairement quitté sa famille naturelle, elle n’avait plus rien à faire dans l’histoire nationale.

En fin de compte, le roman reproduit – le romancier en a-t-il conscience ou non ? – non seulement assez fidèlement les conflits nationaux mais aussi la domination de la Grande Comore sur les autres îles.

Notes
267.

Pour plus de renseignements, voir les travaux de référence de Jean-Louis Guébourg : La Grande Comore. Des sultans aux mercenaires, Paris, L’Harmattan, 1993 et Espace et pouvoirs en grande Comore, Paris, L’Harmattan, 1995.

268.

Pour plus d’informations sur cette île, voir Claude Robineau, Société et économie d’Anjouan (Océan Indien), Paris, Orstom, 1966.

269.

Voir sur cette île Claude Chanudet et Jean-Aimé Rakotoarisoa, Mohéli, une île des Comores à la recherche de son identité, Paris, L’Harmattan, « Archipel des Comores », 2000.

270.

Une littérature très abondante s’est développée autour de cette question : Thierry Flobert, Les Comores : évolution juridique et socio-économique, Université Aix-Marseille, 1976 ; Jean Fasquel, Mayotte, les Comores et la France, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Pierre Vérin, Les Comores, Paris, Karthala, 1994 ; Ahmed Wadaane Mahamoud, Mayotte : le contentieux entre la France et les Comores, Paris, L’Harmattan, 1992 ; Pierre Caminade, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniale, Marseille, Agone, 2003 ; Nakidine Mattoir, Les Comores de 1975 à 1990. Une histoire politique mouvementée, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Namira Nahouza, Indépendance et partition des Comores, Moroni, Komédit, 2005 ou encore Thierry Michalon, « L’archipel des sultans batailleurs », Le Monde diplomatique, juin 2009, p. 16-17.

271.

Période au cours de laquelle les Comores ont frôlé la guerre civile ; chaque île accusant l’autre de tous les maux de la terre : « Un soir, des types ivres s’en prennent violemment à Anrfati parce qu’elle est Anjouanaise. Le racisme éclate au grand jour. Ils accusent les Anjouanais de voler le travail et les maisons des Grands Comoriens. […] Des scènes comme celles-ci se multiplient. Des tracts à caractère xénophobe commencent à circuler. On y définit le pur, le vrai Grand Comorien. Les Mohéliens sont assimilés à des ânes, les Anjouanais à des voleurs ou des bâtards métissés. La radio anjouanaise n’est pas en reste puisqu’on peut entendre des slogans tels que « Un Anjouanais qui se marie avec une Grande Comorienne est un chien « », in Jean-Marc Turine, Terre noire. Lettre des Comores, Genève, Métropolis, 2008, p. 66-68 et 106-107.

272.

Ibid., p. 23-24.

273.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 121.

274.

Ibid., p. 197.

275.

Ibid., p. 127.

276.

Ibid., p. 196.

277.

Ibid., p. 128.

278.

Ibid., p. 138.

279.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 37.

280.

Ibid., p. 24.

281.

Certaines tranches des histoires de ces deux romans se passent ailleurs. Dans La République, une courte partie du roman se déroule en France (p. 204-213) tandis qu’une partie du Kafir se passe en Afrique du Sud (p. 121-142).

282.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 21-51.

283.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 200-204

284.

Ibid., p. 195-200.