III. Fictionalisation de l’histoire comorienne récente

A. Pourquoi un roman historique ?

Disons-le d’emblée. Les romans composants notre corpus – La République des Imberbes et Le Kafir du Karthala – ne sont pas tous les deux des romans historiques. Seul le premier remplit les critères génériques pour endosser cette étiquette. Mohamed l’a dit lui-même : « Il s’agit bien entendu d’un roman où je retrace la vie des Comoriens à l’avènement et sous le règne d’un Chef suprême, nommé Guigoz, le héros de mon livre304. » alors que Le Kafir n’a pas « […] une trame historique comme le premier, mais évoqu[e] un personnage qui se bat avec sa vie305. » Et pourquoi écrire d’abord un roman historique ?

Parce que d’après Milan Kundera, à travers le prisme de l’histoire, le romancier peut réfléchir non pas seulement à une certaine période de l’histoire de l’humanité mais à la condition humaine, autrement dit l’Histoire est un outil d’investigation pour le romancier : « Car l’Histoire, avec ses mouvements, ses guerres, ses révolutions et contre-révolutions, ses humiliations nationales, n’intéresse pas le romancier pour elle-même, en tant qu’objet à peindre, à dénoncer, à interpréter ; le romancier n’est pas le valet des historiens ; si l’Histoire le fascine, c’est qu’elle est comme un projecteur qui tourne autour de l’existence humaine et jette une lumière sur elle, sur ses possibilités inattendues qui, dans les temps paisibles, quand l’Histoire est immobile, ne se réalisent pas, restent invisibles et inconnues306. »

Parce que le roman historique, en se situant dans le passé, se présente comme un véritable outil de critique de la période moderne, et ce surtout dans les dictatures : « Au vingtième siècle, le roman historique semble avoir connu […] deux sites privilégiés : en dehors de la postmodernité, il fleurit surtout au milieu des dictatures. Là il constitue en effet un genre recherché par les écrivains qui aimeraient échapper aux mots d’ordre oppressants de l’actualité ; le roman historique est un moyen de critiquer le présent, une ruse qui permet de rééquilibrer le monde et de formuler, sous une forme à peine déguisée, les «vraies» valeurs307. » En effet, la période d’écriture de La République correspond aux premières années de la dictature d’Ahmed Abdallah.

Une nuance tout de même. En écrivant sur l’histoire très récente du pays, notre auteur faisait d’une pierre deux coups : il rejoignait la majorité de la population (et le pouvoir en place) hostile au régime déchu mais aussi il évitait de parler clairement de la situation politique conjoncturelle. En cela, le roman toihirien ne peut pas être considéré comme un roman d’opposition (ou si l’on préfère un roman engagé pour employer un vocabulaire galvaudé) dans la mesure où il conteste un régime déjà inexistant ; même si, bien entendu, à travers la condamnation de la violence du régime précédent, on peut forcer le trait et y lire également un rejet de la répression du régime en place.

Roman historique surtout parce qu’il est difficile d’écrire l’identité d’un peuple en ignorant son histoire, fût-ce la plus récente. Ainsi, le premier roman de Toihiri se situe-t-il d’une part dans une période du passé facilement repérable et d’autre part il « […] fait preuve d’une volonté de distanciation, de reconstitution et d’explication de cette période308 […] ». Et le roman historique est un genre approprié pour l’écriture de l’identité par « [s]es descriptions minutieuses de la configuration topographique, du climat, des ressources et des productions naturelles d’un terroir, de sa flore et de sa zoologie […] [qui] déterminent et signent l’identité irréductible d’un peuple, lui assignent une place dans l’histoire qui ne relève pas de l’accident mais de la nécessité309 » ; par sa « Célébration et, si nécessaire, [son] invention de la tradition, fixation des images du peuple grâce aux stéréotypes qui fonctionnent en effets de miroir310[…] ». En effet, « Dans la mise en scène de l’histoire nationale, [le romancier historique] conforte les lecteurs dans l’idée que l’histoire fait advenir l’identité préexistant de toute éternité du peuple-nation, que le retour aux sources fonde une existence légitime et glorieuse : c’est bien d’une visée téléologique et providentialiste […] dont se dote l’histoire transposée en fiction311. »

Ajoutons à cela le côté clairement idéologique de l’entreprise car « […] la fin ultime du romancier d’histoire n’est pas le plus souvent, la quête d’une représentation historique véridique ou même vraisemblable, mais, plus profondément, une lecture du réel qui prend l’histoire pour instrument [qui] devient en effet parfois un outil d’analyse politique ou philosophique312. » En l’occurrence ici, une réflexion (et non une présentation neutre) sur l’identité nationale comorienne.

Roman historique donc même si Delphine Laurenti a décrété récemment l’inexistence du roman historique dans la littérature africaine francophone : « D’une certaine manière, il n’y aurait pas encore de roman historique d’outre-Sahara au sens strict. Il semble en effet impossible de ramener les récits à une définition de manière satisfaisante313. » Contre-vérité colossale, résultat visiblement d’une vraie méconnaissance de cette littérature, que n’atténue aucunement l’emploi du conditionnel. Il aurait été beaucoup plus prudent de préciser que sa conclusion s’appliquait seulement à son corpus. Dans quelle sous-catégorie du roman range-t-elle Doguicimi de Paul Hazoumé ou Les Bouts de bois de Dieu de Sembene Ousmane ? En vérité la littérature africaine francophone et même anglophone regorge de romans historiques au sens strict314 ; même les littératures de l’Océan indien – si l’on tentait d’isoler un instant cette région pour le confort du propos – ne manquent pas de romans historiques315.

Notes
304.

Mohamed Toihiri, Christine Vève, entretien, « Le premier roman comorien en français », entretien. cit.

305.

Mohamed Toihiri, Bernard Magnier, entretien, « Mohamed Toihiri premier romancier comorien », Notre Librairie, entretien cit., p. 117.

306.

Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 85.

307.

A. Kibedi Varga, « Le récit postmoderne », Littérature, 77, février 1990, p. 19.

308.

Claudie Bernard, « Si l’histoire m’était contée… », in Aude Déruelle et Alain Tassel, textes réunis par, Problèmes du roman historique, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 21.

309.

Brigitte Krulic, Fascination du roman historique. Intrigues, héros et femmes fatales, Paris, Autrement, « Passions Complices », 2007, p. 82.

310.

Ibid., p. 101.

311.

Ibid., p. 75.

312.

Isabelle Durand-Le Guern, Le Roman historique, Paris, Armand Colin, « Coll. 128 », 2008, p. 107.

313.

Delphine Laurenti, « L’histoire «aux frontières du dire» : littérature francophone d’Afrique subsaharienne (textes d’A. Kourouma, de B. B. Diop et d’E. Dongala) », in Aude Déruelle et Alain Tassel, textes réunis par, Problèmes du roman historique, op. cit., p. 282-283. C’est nous qui soulignons.

314.

Consulter sur ce point Gérard Vindt et Nicole Giraud, Les Grands romans historiques. L’Histoire à travers les romans, Paris, Bordas, 1991, p.193-210 et Claire L. Dehon, Le Réalisme africain. Le roman francophone en Afrique subsaharienne, op. cit., p. 131-181.

315.

Voir Jean-Claude Carpanin Marimoutou, « Littératures indiaocéaniques », Revue de Littérature Comparée, op. cit., p. 131-140 ; Dominique Ranaivoson, « Fictions dans l’Océan Indien : identités oubliées et mémoires blessées », Notre Librairie, 161, mars-mai 2006, p. 38-46 ou encore Véronique Bonnet, Guillaume Bridet, Yolaine Parisot, dir., Caraïbes et Océan Indien. Questions d’histoires, Paris, L’Harmattan, 2009.