B. Faire d’une pierre deux coups

1. Faire œuvre d’historien et…

Il est franchement difficile d’étudier la fictionalisation de l’Histoire dans le roman toihirien quand on sait qu’au moment de son écriture (entre début 1982 et 1985), aucune étude historique sur la période prise en charge par le romancier n’était disponible. Certes, en 1983, Jean Martin publie son étude magistrale sur l’histoire des Comores mais elle s’arrête à 1912316 ; Nissoiti Diaby, en 1983, soutient une thèse à Paris I se référant à la période 1975-1978 mais en faisant œuvre de politologue317. Tout ce que l’on savait sur cette période était due aux témoignages verbaux et aux différents journalistes : « J’étais en France, déclare le romancier à une journaliste, pendant la période où j’ai situé mon histoire. J’ai suivi la situation des Comores dans la presse. Lorsque je suis rentré au pays, j’ai écouté les récits des uns et des autres. C’est à partir de cela que j’ai imaginé le récit de mon livre318. » En écrivant La République, Mohamed Toihiri fait d’une pierre deux coups : il fait acte d’ « historien » et de romancier ; non pas, bien entendu, d’historien professionnel, il n’a certainement ni les compétences ni l’envie de le faire mais en romancier fictif. Personne n’ignore que le roman constitue l’un des moyens d’investigation historique. On ne cherchera pas vainement ici à étudier la véracité de l’histoire écrite mais plutôt sa mise en forme, et cela pour deux rasions au moins : d’une part parce que – répétons-le – nous ne sommes pas dans un manuel d’histoire mais dans un roman ; et d’autre part parce que même chez les historiens professionnels, l’événement est toujours saisi « […] incomplètement et latéralement, à travers des documents ou des témoignages […] à travers […] des traces319. » Autrement dit, même chez les historiens attitrés, l’événement est toujours raconté partiellement, c’est-à-dire imparfaitement.

Justement : précisons-le. La République n’est pas seulement l’histoire d’un homme (Ali Soilihi Mtsachioi, chef d’un pouvoir révolutionnaire qui a duré deux ans et demi) qui voulait le bien de son peuple et qui s’est transformé en dictateur répressif et sanguinaire. C’est aussi l’histoire presque totale d’une période qui s’étale de 1975 à 1978. Tout y est en effet : le pouvoir politique de cet homme qu’on retrouve presque à chaque page (le coup d’Etat qui ouvre le roman (chap. 1), sa biographie (chap. 2), la réunion qui prépare le putsch qui va, par la suite des événements, le conduire à devenir le chef du pouvoir révolutionnaire (chap. 3), les tentatives de résistance à son pouvoir (le massacre d’Iconi, et la fuite de l’un ses serviteurs préférés, respectivement chap. 15, 16, et 17), la terreur et la répression de ses milices (chap. 5), la propagande de son régime (chap. 9) la justice rendue, bien entendu, au nom du peuple mais téléguidée du bureau du Guide (chap. 14 et 18), sa haine apparente de la sorcellerie mais son attachement viscéral à cette pratique (chap. 10).

Mais à côté de l’histoire de l’homme et de son pouvoir, on retrouve les trois événements qui ont marqué le pays pendant cette période-là dont le troisième relève presque du fait divers : ce qu’on appelle encore aujourd’hui « la catastrophe de Majunga », « l’éruption de Singani » et le double homicide de Soulé Boina Mramgou (Lulé dans le roman) suivi de sa condamnation à la peine capitale. Aucun historien n’avait écrit, à notre connaissance, cette période avant Mohamed Toihiri.

Notes
316.

Jean Martin, Les Comores, quatre îles entre pirates et planteurs. 2 tomes, Paris, L’Harmattan, 1983.

317.

Nissoiti Diaby, Le Régime politique comorien de l’indépendance au coup d’Etat du 13 mai, Paris, Paris I, 1983.

318.

Mohamed Toihiri, Christine Vève, entretien, « Le premier roman comorien an français », entretien cit.

319.

Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire [1971], Paris, Seuil, « Points /Histoire », 1996, p. 15.