Un compte rendu du Monde fictionalisé

Examinons cependant la fictionnalisation de ce que Le Monde a appelé « le massacre de Comoriens à Majunga » mais qu’on appelle couramment aux Comores « la catastrophe de Majunga », l’un, entre autres, des événements qui a traumatisé ce pays. Ce compte rendu publié par le quotidien français a comme auteur Jean-Marc Devillard, ingénieur agronome, qui s’est trouvé à Majunga pendant la période de cet événement. On peut supposer, sans trop de risque de se tromper, que Mohamed Toihiri, se trouvant à Bordeaux pendant cette période pour ses études universitaires, a lu ce texte. Il ne serait pas du tout maladroit d’avancer qu’il s’est appuyé sur ce dernier, enrichi, sans aucun doute, par la suite par d’autres textes journalistiques et par des témoignages oraux, pour raconter cet événement. Voici le texte de Jean-Marc Devillard :

Un Témoignage sur le massacre de Comoriens à Majunga
Je me trouvais à Majunga lorsque ont éclaté, le 20 décembre [1976] les affrontements entre les Malgaches et les Comoriens, modestement appelés « les échauffourées regrettables de Majunga » par la presse malgache.
Majunga, sur la côte nord-ouest de Madagascar, fait face au Mozambique. Les Comores sont à 350 kilomètres. C’est la ville la plus agréable de l’île, au dire des Malgaches eux-mêmes et des coopérants français de Madagascar, avec ses larges allées plantées d’arbres, sa corniche sur la mer, ses hibiscus et ses bougainvillées. C’est la deuxième ville avec cinquante mille habitants. La population y est très cosmopolite […]
Les Comoriens, tous musulmans, sont installés à Majunga et dans d’autres villes malgaches depuis plusieurs dizaines d’années. La plupart sont nés à Madagascar et un certain nombre d’entre eux ont encore la nationalité française. Les hommes occupent des emplois nécessitant une certaine qualification : ils sont boulangers, cuisiniers, ouvriers spécialisés dans les deux usines de Majunga, artisans du bâtiment . Ils ont, de ce fait, un statut supérieur à celui des Betsirebaka [une des tribus malgaches].
Jusqu’à présent, la communauté comorienne coexistait sans trop de problèmes avec les autres communautés ethniques. On signalait bien, de temps à autre, quelques rixes entre Comoriens et Malgaches betsirebaka, allant parfois jusqu’à mort d’homme, et un début d’affrontement, en 1971, avait pu être rapidement interrompu. Les affrontements qui vont faire rage pendant trois jours ne peuvent s’expliquer que par une rancœur sourde, accumulée progressivement par les Malgaches les plus pauvres contre ces « étrangers ».
L’armée, neutre et complice
Tout commence le 20 décembre par un incident : un Comorien enduit le visage d’un enfant betsirebaka de ses propres excréments. Les excréments sont considérés comme tabou par les Betsirebaka, chez qui, de plus, les enfants jouissent d’une grande considération. C’est l’étincelle. Le Comorien est tué par les Betsirebaka, et cela déclenche le début des affrontements. Les Comoriens sont les plus nombreux, mais ne sont généralement pas armés. Les Betsirebaka disposent de coupe-coupe, et les massacres commencent. L’armée et la police n’interviendront pas. On peut se demander s’il s’agit, de la part des responsables du maintien de l’ordre, d’une sous-estimation de la gravité de la situation ou d’une volonté délibérée de ne pas intervenir. Tout semble indiquer, pourtant, qu’une intervention rapide et modérée de la police et de l’armée aurait arrêté l’affrontement.
L’affaire prend alors des proportions dramatiques : une véritable chasse au Comorien s’organise en ville et dans le quartier comorien. Des groupes de Betsirebaka poursuivent dans la rue et traquent dans leurs maisons des Comoriens – hommes, femmes, enfants, – qui sont tués aussitôt. Nous pourrons voir, dans les rues, de nombreux cadavres atrocement mutilés. Leurs habitants tués, les maisons des Comoriens pillés, puis incendiés. Lorsque l’armée interviendra, ce sera en fait pour rester passive : elle est présente sur les lieux de l’affrontement, mais elle a reçu l’ordre de ne pas se manifester que si elle était elle-même attaquée…Des Comoriens ont été massacrés sous les yeux des soldats, qui laissaient faire, et personne n’a vu l’armée prendre la défense des victimes. Plusieurs autres témoins malgaches et français m’ont affirmé avoir vu des militaires malgaches prêter main forte aux Betsirebaka en utilisant des armes blanches. Des voitures et des cars sont arrêtés. On en fait descendre pour les tuer, les Comoriens qui s’y trouvent. Les Betsirebaka qui ne reconnaissent pas les Comoriens à leur aspect demandent les papiers et les noms. Il ne fait pas bon porter un prénom musulman. La mosquée des Comoriens sera profanée. Hommes, femmes, enfants se réfugient alors à la gendarmerie et se placent sous la protection de l’armée. Ce sera enfin, après trois jours, la fin des massacres. La loi martiale est proclamée, mais il est trop tard : on dénombrera cent vingt-cinq cadavres à la morgue de l’hôpital, et deux cent cinquante blessés, mais de l’avis de la plupart des Majungais, il y a eu en fait cinq cent à six cent morts325. De nombreux cadavres ont en effet été jetés à la mer, ou enterrés sans trace officielle. Les morts sont pratiquement tous Comoriens326.
Le rapatriement des Comoriens
[…] Le gouvernement des Comores a décidé de rapatrier les quinze mille Comoriens de Majunga, et un navire malgache assure chaque jour, depuis le début de l’année, le passage de quatre cents personnes. Les Comores ont également annoncé qu’elles rapatrieraient par la suite tous leurs ressortissants des autres villes malgaches qui en exprimeraient le désir […]
On ne peut manquer d’être surpris de l’ambiguïté de l’attitude des autorités chargées du maintien de l’ordre, alors que récemment, encore, en septembre 1976, le régime n’a pas hésité à utiliser la force contre les manifestations d’étudiants à Tananarive, et on a compté plusieurs morts. Quelqu’un, ou un groupe, ou une faction, avait-il intérêt à laisser de la sorte évoluer un conflit racial ? Dans quel but ? S’il en est ainsi, ce groupe, qui disposerait alors d’oreilles complaisantes au sein de l’armée, aurait vraisemblablement pour but de mettre en cause le pouvoir actuel. Le gouvernement, dont la popularité semble entamée par des maladresses et une gestion économique peu concluante, est en équilibre instable […].’

Regardons maintenant le passage de La République relatant ce même événement :

Contexte du massacre 327
C’était à Majunga un jeudi vers la fin de la matinée. Deux garçonnets, un Comorien et un Malgache venaient de manger leur manioc grillé et s’abreuver à la borne-fontaine du quartier populaire dénommé Mahabibo. Après quoi, un besoin pressant de vider leur vessie les prit. Ils décidèrent de faire d’une pierre deux coups : se soulager et voir qui des deux pisserait le plus loin.
Le petit malgache aux yeux bridés commença et envoya son jet à peu près à 1m 60 de ses pieds. Le petit comorien plus malin, serra un peu plus le bout de son petit cabri entre le pouce et l’index, ce qui donna à son urine un débit plus énergique que celui de son camarade. Il dépassa ce dernier d’une bonne longueur. Le petit malgache ne s’avoua pas vaincu. Il lança un autre défi qui demandait beaucoup plus d’effort et d’endurance. Il s’agissait de voir qui aurait les étrons les plus abondants. Le défi fut relevé sans la moindre hésitation.
Afin de se protéger des yeux indiscrets, les deux garnements choisirent pour terrain de leur exploit, la cour de la maison paternelle de Madi le Comorien. Ils ne pouvaient bien sûr pas aller au W.C. car pour départager les deux antagonistes, il fallait pouvoir mesurer de visu le résultat de leur performance respective.
Toujours téméraire, Randria le Malgache ouvrit les hostilités […] Il catapulta une masse de garniture qui étonna agréablement son auteur et paralysa d’effroi son concurrent qui ne se sentait pas en mesure de battre un tel record […]
A son tour Madi baissa son pantalon mille fois rapiécé sur le postérieur. Il fit appel à toutes ses forces […] Il poussa, poussa, avec l’énergie du désespoir. Mais rien ne vint […] Juste à cet instant il entendit la voix de son père Ndoudjou […]
Les narines du père dès qu’il s’approcha du petit portail de la cour furent caressées par les effluves émanant des frais rejets du petit Malgache. Il fronça les sourcils, se pinça les narines et faillit marcher dans cette mélasse malodorante. Il la vit juste à temps, vira à un drôle de vert gris : « Qui a chié ici ? An ? Dites-moi vite qui est le bâtard de merde qui a chié ici ? »
[…] Le père se rua alors vers son fils pour lui administrer une correction mémorable. Mais celui-ci glapit, se protégea le visage et la tête de ses bras, tapa des deux pieds par terre et cria « Ce n’est pas moi, c’est lui. Ce n’est pas moi, c’est lui ».
Avant que Randria ait pu faire un geste, Ndoudjou le père de Madi agrippa le coupable par la main et le tira. Il vociférait des insultes comme quoi ces bâtards de Malgaches, des gens qui s’essuient le derrière avec un morceau de bois se croient tout permis et qu’ils vont voir ce qu’ils vont voir.
Le gamin fit de dérisoires efforts pour se libérer mais le mastodonte le maintenait fermement. De sa main gauche il tenait le drôle par le col de la chemise, et de la droite il força la tête du garçon à se baisser vers ses excréments. Malgré les cris à fendre l’âme de Randria, Ndoudjou le força à enfouir le visage vers ses propres déjections. La figure de l’enfant fut toute barbouillée de cette mélasse gélatineuse qui lui avait servi de trophée quelques instants auparavant.
*
L’enfant à qui l’on venait de faire subir cet affront était un Betsirebaka, l’une des dix-huit tribus de Madagascar. Pour cette tribu les excréments humains sont frappés de malédiction et a fortiori si on les mange. Ce qui venait de se passer était une profanation innommable. L’esprit des ancêtres ne pourrait se reposer en paix tant que cet affront ne serait pas lavé dans le sang. Les mânes criaient vengeance, les lares demandaient réparation et les pénates exigeaient l’immolation du coupable. Cet incident n’était en réalité que la goutte d’eau qui allait faire déborder le vase. Bon nombre de Malgaches commençaient à souffrir vraiment de l’arrogance de ces Comoriens, ces Adzoudzou.
[…] Ils ont le verbe haut et fort. Cet événement fut donc une aubaine pour certains Malgaches rancuniers. Les Betsirebaka sont des bêcheurs. Ce sont des gens qui gagnent réellement leur vie à le sueur de leur front. Alors pour eux, ces Adzoudzou328 qui sont ouvriers, vendeurs ambulants, restaurateurs, petits commerçants, gens de maison chez les Blancs ou chez les riches commerçants hindous font figure de privilégiés. Ils quittent leur pays pour venir manger le vary 329 des Malgaches. En plus on a vraiment de la peine à savoir si Majunga est une ville malgache ou comorienne330 […].
Le massacre et ses complices
Une demi-heure après l’événement toutes les âmes betsirebaka du district étaient en état d’alerte. Hommes, femmes, enfants, vieillards s’armèrent jusqu’aux cheveux. Afin de laver cet affront sacrilège, les Betsirebaka exigeaient comme le veut la tradition tribale, que l’enfant souillé fût sept fois purifié dans de l’eau dorée et que sept vaches rouges fussent sacrifiées aux mânes bafoués. Les Comoriens toujours fidèles à leur tempérament rouspéteur, commencèrent par tergiverser. Mais lorsqu’ils s’aperçurent que la tension avait atteint un point critique et qu’il voulurent accepter des sacrifices, c’était déjà trop tard. La seule purification possible restait le sang, dirent les Betsirebaka. Dès quatre heures du matin, Majunga fut quadrillé par la redoutable tribu. Féroces, ces hordes enragées affluèrent vers Mahabibo le quartier général des Comoriens. Comme une armée entraînée, disciplinée, rompue à la tactique de la guérilla urbaine, obéissant à un commandant occulte, ils prirent en tenaille le quartier.
Ils déboulèrent d’abord vers la mosquée de Vendredi où ils étaient sûrs de trouver un essaim de Comoriens. Ceux-ci étaient justement en pleine prière dans la position de la prosternation. S’abattirent sur leurs coups penchés et fraîchement rasés des coupe-coupe de taille effrayante.
Des houes, des haches brisèrent les colonnes vertébrales. Des marteaux fracassèrent des crânes. Des poignards dégonflèrent des panses. Des cris, des gémissements, des hurlements, des râles rauques d’agonie fusaient de partout. C’était un véritable carnage. Des torrents de sang se frayaient des lits par les multiples portes sculptées de la mosquée331 […].
Ceux qui escomptaient de la mansuétude de la part des gendarmes et des policiers malgaches devaient vite déchanter. Hilares, ceux-ci regardaient faire les Betsirebaka.
Encore ne dédaignaient-ils pas de mettre la main à la patte. A aucun moment ils n’intervinrent pour faire cesser les exactions. Au contraire ils se montrèrent complaisants. Les loups et les tigresses enragés purent ainsi se jeter dans la curée. Les Comoriens encore capables de réfléchir se posaient des questions sur l’étrange discrétion de la police, de la gendarmerie et de l’armée. Ce n’est que quarante huit heures après le massacre qu’un bataillon arriva de Tamatave. Ils trouvèrent bien sûr tout rasé, nettoyé, récuré.
Le rapatriement des Comoriens
Sans aucun autre bien que les quelques hardes qu’ils portaient sur eux, les Comoriens s’apprêtaient à entamer le plus grand exode de leur Histoire332.
Ce jour-là, l’aéroport de Moroni-Iconi reprenait le visage de ses anciens jours de gloire. Tout le quartier, depuis le port jusqu’au lycée Said Mohamed Cheikh, depuis Caltex jusqu’à l’hôtel Karthala était noir de monde. Les Commandos Zazi [l’une des milices révolutionnaires] contenaient difficilement la marée humaine […] Certains étaient là avec le tenu espoir de retrouver un parent. D’autres poussés par un sentiment morbide, sûrs déjà que les leurs étaient exécutés, vinrent quand même assister à leur non-retour. D’autres enfin se trouvaient là en simples curieux. Ce n’était pas tous les jours que l’on avait des expatriés. Ce n’était pas tous les jours non plus que plus de dix avions atterrissaient dans un aéroport comorien333.’

Commençons par dire une évidence : la version de l’événement proposé par le roman est beaucoup plus étoffée que celle présentée par le journal : l’espace romanesque étant plus large que celui d’un quotidien. Il n’en reste pas moins vrai que la version du roman de l’événement suit pratiquement pas à pas, pour ainsi dire, et le plan et les accusations du compte rendu du témoignage de Jean-Marc Devillard. Le récit que nous livre le narrateur toihirien procède en trois étapes comme celui qu’a produit Devillard : introduction contextualisante suivie du récit du massacre signalant la complicité des forces de l’ordre malgaches puis le rapatriement des victimes.

Comparons seulement une seule partie de ces deux versions de l’événement : celle que Devillard appelle « L’armée, neutre et complice » et celle du roman que nous avons nommée « Le massacre et ses complices ». On observe une différence de l’emploi des temps. Devillard emploie essentiellement le présent de narration (16 occurrences) et le passé composé (12 occurrences ). Nullement étonnant pour un article de journal tandis que Toihiri emploie le passé simple (17 fois) et l’imparfait (13 fois) dont on sait depuis Emile Benveniste qu’ils constituent les temps, par excellence, du récit334.

Ne soyons pas trop réducteur. Nous pouvons noter au moins deux différences tout de même. La première concerne le fond, la deuxième la forme. Le narrateur toihirien nous fait croire que seuls les Comoriens étaient persuadés de la complicité des forces de l’ordre malgaches dans le massacre alors que Devillard affirme que c’était le cas de tout le monde. Ce dernier –deuxième différence – écrit que le rapatriement des victimes vivantes s’est fait par bâteau alors que le récit de La République dit que cela s’est fait par avion.

Notes
325.

Selon une autre source, le nombre des morts dépasserait le millier. La note est de l’auteur.

326.

Jean-Marc Devillard, « Un témoignage sur le massacre de Comoriens à Majunga », Le Monde, 16-17 janvier 1977, p. 4.

327.

C’est nous, ici seulement, qui donnons les titres.

328.

Appellation péjorative que les Malgaches donnent aux Comoriens. Note de l’auteur.

329.

Du riz. Note de l’auteur.

330.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit. p. 87-91.

331.

Ibid., p. 91-92.

332.

Ibid., p. 96-97.

333.

Ibid., p. 97.

334.

Emile Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français », in Problèmes de linguistique générale I [1966], Paris, Gallimard, « Tel », 2008, p. 237-250. On peut lire aussi avec beaucoup d’intérêt sur ce sujet Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, « Poétique », 1999, p. 261-267.