C. La Langue du roman : un français « comoroniasé »

« Le romancier de l’histoire, fait remarquer Zoé Oldenbourg, est un chercheur d’une langue nouvelle au moyen d’un appauvrissement, ou d’une orientation particulière, du vocabulaire. Il éprouve le besoin d’exprimer une vérité sur l’homme en le montrant sous un aspect légèrement insolite en créant comme un décalage de valeurs, de façons de penser, de sentir, de vivre – afin que le lecteur puisse mieux reconnaître son propre visage […] grâce à un éclairage inattendu. Pour l’écrivain, cet éclairage est d’abord le langage335 […] ». En réalité, ceci est vrai pour le romancier historique mais aussi pour le romancier tout court, voire même pour tout écrivain si l’on part du principe que la littérature repose sur une spéculation langagière.

Mais la question de la langue se pose peut-être avec plus de gravité chez le romancier francophone que chez tout autre romancier si on se limite, bien entendu, au domaine francophone. Car le romancier francophone (né hors de France métropolitaine) se trouve le plus souvent dans une situation de diglossie, c’est-à-dire dans un milieu où au moins deux langues se concurrencent336. D’où son sentiment de « surconscience linguistique » : « […] conscience de la langue comme lieu de réflexion privilégié, comme espace de fiction voire de friction, comme territoire imaginaire à la fois ouvert et contraint337 ».

Dans le roman toihirien, la langue française est, pour ainsi dire, mise en scène. Le chapitre XI et XIII338 sont essentiellement constitués d’échanges épistolaires entre Haïdar et Yasmine comme pour montrer les compétences en langue française de la jeunesse comorienne des années 1970 et 1980. Pensons aussi au discours de Younoussa339 prononcé à l’occasion du grand mariage de Kapégnet dans Le Kafir tant admiré que le député de la région, en personne, est allé gratifié le jeune homme d’accolades accompagnées d’un « Mirci piti. Bien piti340 ». Le romancier a clairement affirmé écrire un français « comorianisé » :

‘ Quand j’écris, il y a des expressions comoriennes qui viennent et à ce moment-là je « comorianise » complètement la langue française. Ce n’est pas du français et ce n’est pas du comorien.
Pour nous, écrivains non français mais francophones, il y a toujours une émotion, un sentiment, une sensation, une image que nous n’arrivons pas à rendre dans la langue de Molière 341 .’

Jean-Claude Blachère a montré qu’il y a eu deux phases d’écriture chez l’écrivain africain francophone : celle d’imitation où il fallait tout simplement écrire comme les écrivains français donnés comme modèles par l’école342 à laquelle a succédé celle d’invention où l’écrivain tente de lier langue héritée du système éducatif colonial et langue du peuple343.

Le romancier qui nous occupe ici a été formé pendant la colonisation et a écrit ses romans dans une situation essentiellement de diglossie : aux Comores, on parle le comorien, avec ses quatre variantes (un dialecte par île) et le français est la langue officielle344 concurrencée par l’arabe (elle aussi langue officielle depuis 1978) très mal connu bien que le pays soit musulman du fait que le français reste le seul à être véritablement appuyé par l’école (6 ou 5h de français contre 3h d’arabe et l’enseignement se fait presque exclusivement en français) ; et l’arabe étant massivement (mais très mal) enseigné dans les écoles coraniques de plus en plus désertées par les enfants leur préférant l’école française garant, selon la conviction commune, d’une vie meilleure. Le roman toihirien est écrit dans une langue française littéraire (cette langue née, d’après Gilles Philippe, en 1850345) mais qui accorde tout de même une place à la langue comorienne. De ce côté-là, le roman toihirien montre vraiment sa parenté avec la littérature négro-africaine. Car celle-ci « […] évoque la langue du peuple plus qu’elle ne la reproduit. On en parle plus qu’on ne la parle. On l’évoque plus qu’on ne la montre346. »

N’étant li linguiste ni sociolinguiste ni stylisticien, nous nous contenterons seulement de formuler quelques remarques sur la langue de ce roman347. Nous avons relevé deux procédés linguistiques que le romancier utilise pour marquer la diglossie dans son écriture. Soit il inscrit dans la langue française des vocables comoriens – xénisme – accompagnés ou non de notes infrapaginales ou de traduction, qui peuvent être signalés ou non sur le plan typologique, facture que l’on retrouve déjà dès le prologue de La République : « consommation de bangué » ou encore « consommation de Vinno 348  » ; mais aussi dans Le Kafir : « kandus », « mchakiks349 » ; Soit il détourne des expressions françaises : « épais boubou » au lieu d’épais manteau350. A ces deux procédés majoritaires, on retrouve la traduction pure et simple en français d’expression comorienne – calque – : « Vérité ou mensonge351 ? » qu’on peut très facilement rendre en français par un « n’est-ce pas ? ».

Notes
335.

Zoé Oldenbourg, « Le roman et l’histoire », La Nouvelle Revue Française, 238, octobre 1972, p. 140.

336.

Michel Beniamino, La Francophonie littéraire. Essai pour une théorie, op. cit., p. 219-226.

337.

Lise Gauvin, « La notion de surconscience linguistique et ses prolongements », in Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura, Les Etudes littéraires francophones : état des lieux, Lille, Université de Lille III, « Travaux et recherches », 2004, p. 100.

338.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., respectivement p. 139-142 et 149-152.

339.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 102-105.

340.

Ibid., p. 106.

341.

Mohamed Toihiri, entretien avec Bernard Magnier, « Mohamed Toihiri premier romancier comorien », entretien. cit., p. 116.

342.

Jean-Claude Blachère, Négritures. Les écrivains d’Afrique noire et la langue française, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 67-68.

343.

Ibid., p. 209-211.

344.

Sur cette question, voir Binti Abdou Sidi Thanai, La Situation sociolinguistique du français aux Comores, Saint-Denis, Université de la Réunion, 1990 ; Mohamed Monsoib, La Situation linguistique et le système éducatif aux Comores, Saint-Denis, Université de la Réunion, 1993 ; Ahmed Ibrahime, Le Français aux Comores : une étude lexicographique, Saint-Denis, Université de la Réunion, 1996 et enfin la thèse de notre ami et ancien collègue à l’université des Comores Said Soilihi, Le Français dans l’archipel des Comores : statuts, usages et pratiques de la langue, Marseille, Université de Provence, 2004.

345.

Voir Gilles Philippe, « Une langue littéraire ? », in Gilles Philippe et Julien Piat, dir., La Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 7.

346.

Jean-Claude Blachère, Négritures, op. cit., p. 211.

347.

Pour plus d’informations sur l’inscription des langues africaines dans le roman francophone, lire Cécile Canut et Dominique Caubet, textes présentés et édités par, Comment les langues se mélangent. Codeswitching en Francophonie, Paris, L’Harmattan, 2001 et surtout deux travaux éclairés de deux universitaires : Albert Gandonou, Le Roman ouest-africain de langue française. Etude de langue et de style, Paris, Karthala, 2002 et Edmond Biloa, Le Français des romanciers négro-africains. Appropriation, variationnisme, multilinguisme et normes, Paris, L’Harmattan, « Etudes africaines », 2007.

348.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 12 : respectivement drogue et alcool. C’est l’auteur qui souligne.

349.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 13 et 14 : respectivement boubou et brochettes de viande.

350.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 14.

351.

Ibid., p. 39.