Deuxième partie : La critique socio-politique dans le roman

I. La critique comme exploitation des contradictions352

Il serait largement insuffisant de voir le roman toihirien comme un roman paisible se contentant gentiment d’écrire l’identité comorienne. C’est un roman très agressif, presque impitoyable, qui s’en prend, parfois avec humour, frontalement à la société comorienne, et à tous les échelons. Il met en effet en exergue les contradictions de cette société pour les critiquer dans le ferme espoir qu’il en sortira un homme et une société nouveau compatibles avec la vie d’aujourd’hui. Il croit en cela à la perfectibilité de l’homme et à la dimension pédagogique de l’art car « La régulation du comportement humain, écrit Norbert Elias, est ainsi faite, de par sa nature […] qu’elle dépend moins que chez les autres êtres de mécanismes innés et davantage de mécanismes élaborés par l’expérience individuelle et l’apprentissage. Mais cela ne signifie pas seulement que les hommes peuvent mieux que d’autres êtres diriger leur comportement […] ; cela signifie aussi que leur comportement doit être formé par l’apprentissage353. »

Croyance à une donnée sociologique mais aussi foi en une donnée anthropologique qui postule la demande d’émancipation humaine : « Si l’homme cherche l’ailleurs à travers la quête de la durée ou de l’immortalité, la quête du bien et de l’autre, d’une manière générale l’ailleurs dans le dépassement de sa condition, toujours il quête une amélioration de l’existence qui s’exprimerait par un affranchissement des déterminations qui le capturent. Ainsi la volonté de se quitter lui-même fait aussi partie de lui-même, et se reniant, par là il se reconnaît. La remise en cause de soi le conforte en tant que soi. Cette dialectique marque son caractère indéfiniment évolutif. Mais cela ne veut pas dire qu’il se métamorphose en permanence au point de rejoindre au fil du temps d’autres apparences, disjointes des précédentes. Sans cesse il transporte ses pénates. Mais il faut toujours des pénates. Tout se passe comme s’il emplissait, par de nouveaux contenus, des formes intemporelles354. »

La critique de la société comorienne est fondée sur le postulat selon lequel sa façon de fonctionner s’inscrit en faux contre le développement auquel elle aspire pour sortir des misères qui la minent. Et pour cela, le romancier compose un « texte argumentatif » fonctionnant non pas sur le mode allégorique mais digressif355 : le roman toihirien multiplie les digressions pour étayer, certainement de façon éparpillée et désordonnée, c’est-à-dire comme un roman et non comme un essai, ses différents arguments. Ce qui n’est pas étonnant car

‘[…] la réflexion romanesque […] n’a rien à voir avec celle d’un scientifique ou d’un philosophe ; je dirai qu’elle est intentionnellement a-philosophique, voir anti-philosophique, c’est-à-dire farouchement indépendante de tout système d’idées préconçu ; elle ne juge pas ; ne proclame pas des vérités ; elle s’interroge, elle s’étonne, elle sonde ; sa forme est des plus diverses : métaphorique, ironique, hypothétique, hyperbolique, aphoristique, drôle, provocatrice, fantaisiste ; et surtout : elle ne quitte jamais le cercle magique de la vie des personnages ; c’est la vie des personnages qui la nourrit et la justifie 356 .’
Notes
352.

Luc Boltanski développe cette idée dans son dernier ouvrage : De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 167-170.

353.

Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?[1970], Paris, Pocket, « Agora », 2004, p. 129. C’est l’auteur qui souligne.

354.

Chantal Delsol, Qu’est-ce que l’homme ? Cours familier d’anthropologie, Paris, Cerf, « La Nuit surveillée », 2008, p. 157. C’est l’auteur qui souligne.

355.

Sur le rapport entre roman et argumentation, voire Gilles Philippe, « Préalables formels et théoriques », in Gilles Philippe, dir., Récits de pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Paris, Sedes/HER, 2000, p. 14.

356.

Milan Kundera, Le Rideau, op. cit., p. 88.