II. La faiblesse de l’individu

A. La femme : une inculte

La famille de Marie-Ame la retire de l’école pour la préparer à son grand mariage avec Issa, secrétaire administratif au ministère des finances, pas un grand intellectuel mais pas non plus un ignorant ; Kassabou, dont on sait absolument rien sur sa formation à part qu’elle feuillète des magasines africains de mode (elle pourrait regarder seulement les photos !) a épousé Mazamba, un médecin formé à Bordeaux. On l’aura compris : les familles cherchent des hommes bien placés pour leur fille. Ces derniers, dans le roman, le sont le plus souvent grâce à l’école. Les femmes pendant longtemps (jusqu’en 1990357) ont été peu scolarisées aux Comores : l’école étant un lieu de liberté et donc potentiellement de mauvaises fréquentations alors que le corps de la femme doit être gardé intact jusqu’au mariage ! Ainsi femme non scolarisée et homme d’un bon niveau intellectuel vont-ils former un couple instable dans lequel toute compréhension mutuelle sera exclue. Sachons qu’une femme non scolarisée aux Comores, c’est une femme qui ne pourra pas se trouver un travail (pas d’usines dans le pays : le seul employeur reste l’Etat et quelques organismes internationaux qui demandent naturellement un personnel qualifié) et donc forcément dépendante de son mari qui la méprisera – deuxième conséquence – pour son manque de culture : garantie assurée de couples instables. Le problème économique se double donc d’un préjudice sentimental. Le roman nous offre un exemple typique.

C’est un fait sociétal établi qu’aujourd’hui encore beaucoup de monde aux Comores – et ailleurs du reste ! – pense que la place de femme est, ad vitam aeternam, à la cuisine :

‘[…] Issa, lui, trouvait étrange la présence de Lafüza et de Kassabou à table. Elle constituait une atteinte aux us et coutumes comoriens. De la provocation. La place des femmes est à la cuisine. C’est leur monde. Monde qui est bien sûr interdit aux hommes, sauf aux garçonnets de moins de douze ans à la sexualité encore en sommeil. La place est la place qui sépare cette dernière du salon constituent leur royaume. Elles y cuisent, y cousent kandus et koffias [boubous et bonnets], y pilent matapa [feuilles de manioc] et riz. Elles y reçoivent amies et parentes358.’

Aux Comores, aujourd’hui encore, la majorité de la population, les femmes incluses, considère la gente féminine comme inférieure à la gente masculine et qu’elle a comme conviction de servir éternellement cette dernière :

‘Il est permis à la femme de faire quelques apparitions dans la salle de séjour, mais pour servir l’homme, pour desservir, ou pour recevoir un ordre […] Une femme manger avec un homme ! Mais où va le monde mon Dieu ! Sub Hana Lwah [Dieu soit loué] Une femme qui montre impudiquement sa bouche mastiquant à un homme ! Ne sait-elle pas que cette bouche supérieure est le miroir de la bouche inférieure ? Une femme qui ne se contente pas de manger dans la marmite à la cuisine avec sa fille, sa mère, ses sœurs et ses cousines ?[…] Quelle impudeur ! Il n’y a pas de doute nous vivons le dernier des mondes359.’

Dans l’imaginaire collectif comorien, le monde masculin diffère essentiellement du monde féminin, et de toutes façons, la femme recouvre en elle-même une part diabolique – héritage religieux : Adam et Eve – si bien qu’ ils doivent être toujours séparés à la maison, comme nous venons de le voir, ou même en public, comme lors du Toirab de Kapégnet où les hommes et les femmes étaient bien séparés360.

Enfin, la femme, c’est bien cet objet qu’on retire de l’école pour le protéger des méchants regards masculins afin de mieux le garder à la maison pour son mariage – pour satisfaire son mari futur361 (pensons au coup raté de Marie-Ame : coup raté car celle-ci a eu avant son mariage des rapports sexuels et même a fait l’expérience douloureuse de deux avortements362) ! C’est ce « produit » – au prix tout de même astronomique ! – qu’on achète quand on parle d’un mariage : le mariage n’est que le déguisement pudique d’un commerce ! Qu’on se rappelle tout ce que Issa a donné lors de son mariage avec Marie-Ame :

‘- […] lave-pieds : 1 million ; habillement du beau-père : cinq cent mille francs ; habillement de la mère : deux cent mille francs. […]
- C’est le paiement que l’on fait aux parents de la mariée pour le remercier d’avoir conçu et élevé leur fille. En réalité c’est le prix que l’on paie pour acheter la fille car en fait c’est une vente déguisée363.’

Notes
357.

Le début des années 1990 est marqué par la faillite du système éducatif public comorien. Les salaires très irrégulièrement payés vont être à l’origine de l’ouverture d’un cycle de grève qui ne s’est malheureusement pas fermé aujourd’hui encore. Les fonctionnaires comoriens doivent compter aujourd’hui plus de six mois d’arriérés. D’où la naissance depuis cette période de plusieurs écoles privées souvent à prix abordable pour prendre le relais de l’école publique complètement en panne depuis bientôt vingt ans. Il faut bien que les enfants soient scolarisés !

358.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 74.

359.

Ibid., p. 74-75.

360.

Ibid., p. 96.

361.

Ibid., p. 82.

362.

Ibid., p. 170.

363.

Ibid., p. 161.