B. L’ intellectuel : un conformiste

« [Mazamba, représentant l’intellectuel comorien dans le roman] savait que dans son île l’anticonformisme procurait certes une satisfaction intellectuelle, mais provoquait aussi un isolement social et psychologique. Il s’était aperçu que dans son village il n’était intégré à aucune classe sociale364. » Est-ce à cause de sa marginalisation que l’intellectuel comorien devient un conservateur ? Car « Souvent, nous dit le narrateur du Kafir, l’intellectuel comorien, cet homme, ancien rebelle de la pensée, tombait toujours dans l’imitation coutumière la plus servile. Plus de pensée libre ni de libre pensée. On le voyait souvent appuyer le conformisme le plus roide. Son moi social était surdéveloppé. Il ne pensait qu’à son shéwo, cet honneur social dans lequel il se drapait avec des aires de vierge effarouchée. Il redevenait le doux fils du clan et de la caste365. » Inutile de le nier : L’intellectuel comorien pauvre, isolé, marginalisé, soutient les traditions afin de trouver une place dans la société. En effet : il perd, dans son pays, son âme, son essence et sa particularité : celle d’interroger perpétuellement l’ordre des choses, de dépassionner les débats, de complexifier tout en éclairant les problèmes de la société... Et l’Etat, son employeur (qui le fait travailler sans le payer régulièrement) n’y est pas pour rien. Tout incite à croire qu’il refuse de perdre sur tous les plans : il accepte sa condition matérielle misérable mais repousse celle d’exclu. Et comme l’Etat le ne reconnaît pas à juste mesure, il est obligé de se tourner vers la tradition qui l’accueillera à bras ouvert car celle-ci a besoin d’être légitimée et confortée par ceux qui, habituellement, la conteste.

Absence ou faiblesse de l’intellectuel qui livre le pays, pieds et mains liés, à une ignorance (bien que l’école existe : elle ne forme pas encore des citoyens libres ; elle se contente de délivrer des diplômes) innommable et à des croyances d’un autre temps.

La société comorienne est minée par une indigence intellectuelle perceptible dès le prologue de La République. Ici, on voit que les Comoriens avancent des raisons religieuses pour expliquer leurs malheurs : la direction des affaires nationales par Guigoz, chef du pouvoir révolutionnaire. Pour eux, c’est parce qu’ils ont trop péché – liberté sexuelle, consommation d’alcool et de drogue, non-respect des personnes âgées et insoumission des femmes – qu’on leur a envoyé Satan travesti en Guigoz :

‘Dieu parfois décide d’éprouver des nations pécheresses. Ainsi en a-t-il été le cas avec Enochia, cité des descendants de Caïn […] Et avec Sodome et les Comores. […] Certes, certes, on ne pouvait pas dire que ces îles avaient vécu heureuses ; mais jamais, au Grand jamais, elles n’avaient enduré ce qu’elles ont enduré pendant ces deux années et demie depuis le jour fatidique de 197…
[…] Comme disaient certains, ce ne pouvait être qu’à cause de nos péchés.
[…] Dieu Grand, perdant son imperturbable patience avait décidé de sévir et de sévir sévèrement. […] En nous envoyant tout simplement Satan déguisé comme il sait si bien le faire en la personne de Guigoz […]366.’

On le voit clairement : les Comoriens proposent une explication religieuse à une question politique. En fait, rappelons-le, à cette période de l’histoire nationale, l’école n’était accessible qu’à une stricte minorité, les Comoriens ne disposaient donc d’autres savoirs que religieux. Leur comportement n’est donc pas étonnant.

Nous avons un phénomène quasi similaire avec l’éruption du volcan Karthala qui a coulé à Singani. La violence de l’éruption était si intense qu’il fallait bien fournir des explications. Certains ont proposé une explication religieuse aussi vite rejetée parce qu’infondée et trop inquiétante – ce serait peut-être la fin du monde ! – tandis que d’autres ont produit une interprétation politique – ce serait peut-être un coup d’Etat ! – quand il fallait naturellement voir un phénomène géologique367. Souvenons-nous que cette population comorienne avait naïvement cru à une immense sottise selon laquelle le volcan aurait la vertu de guérir toutes les maladies, une rumeur aux conséquences dramatiques qui avait traversé tout le pays :

‘Ainsi Singani était devenu une immense scène de théâtre dont les acteurs étaient les syphilitiques, les épileptiques, les asthmatiques […]
Tout le long du fleuve de feu se trouvaient de petits groupes qui devisaient tranquillement, suant à grosses gouttes, supportant stoïquement cette chaleur de la géhenne. On aurait dit Lourdes négrifiée. Les malvoyants rapprochaient leurs orbites closes à toucher les braises incandescentes. Le seul résultat était de se brûler les cils et les paupières […].
Quant aux hernieux, ils adoptaient une position à la fois originale et pratique. Ils s’arrangeait pour venir tous en boubou assez amples, sans dessous. Ainsi leur suffisait-il de s’asseoir de telle sorte que les parties fussent avantageusement exposées aux langues fureteuses des flammes. N’était-ce la position étrange de leurs deux mains qui maintenaient étirés les pans de leur boubou sur leurs genoux, on les aurait pris pour des gens assis et soulageant paisiblement leur vessie.
[…] les plus mal-en-point avaient rendu l’âme, les autres étaient revenus chez eux dans un état plus lamentable qu’avant. Le mythe du volcan guérisseur avait vécu368.’

Oui, une réelle pauvreté intellectuelle caractérisait cette société comorienne des années 1970. Comment le dire autrement quand on voit des passagers comoriens n’opposer aucune résistance à des personnes, épuisées par le pouvoir révolutionnaire, qui détournent l’avion à bord duquel ils avaient pris place à l’aide d’un corossol et une grenade comme armes afin de se rendre à Mayotte restée française ? Les passagers ont pris en argent comptant ce qu’elles leur ont dit : ils ont non seulement pris un corossol pour une grenade mais ils ont aussi cru que celle-ci avait le pouvoir d’une bombe :

‘[…] le garçon se releva, ne tourna pas la tête cette fois mais se dirigea tout droit vers la cabine de pilotage. Immédiatement après les filles se levèrent à l’unisson. Celle au sac […] se mit au milieu de l’allée, un gros corossol à la main :
- Que personne ne fasse un mouvement et on ne vous fera pas de mal lança-t-elle en anjouanais -. Vous voyez ce que je tiens à la main, c’est qu’on appelle une grenade, vous entendez, une grenade. Si je laisse tomber dans l’avion, nous allons tous mourir. Il ne restera même pas une trace de l’avion369.’

Absence de savoir dans ce pays signalée dès l’ouverture du Kafir qui insiste de façon angoissante sur le manque féroce de savoirs scientifiques et médicaux :

‘Dans son pays [du Dr Mazamba] la médecine est un luxe, la biologie un étonnement ; ne meurt que celui qui a une maladie connue de tout le village, de toute la région et de tout le pays.
Mais mourir brusquement d’une embolie cérébrale, d’une crise cardiaque ou paludique aiguë est invraisemblable370.’

Deux personnes traduisent très significativement cette ignorance répandue dans le pays. Il s’agit de Mzé Ali Issihaka et de koko Ntchéya, deux individus d’un certain âge tout de même. Le premier, tuberculeux, hospitalisé dans un service spécialisé, peine à croire au traitement qu’on lui administre pour la simple et bonne raison qu’on ne lui aurait pas fait de piqûre et, inquiet de cela, en exige vainement une de son médecin371. On l’aura bien compris, pour lui pas de possible guérison sans piqûre préalable. La deuxième demande à Mavuna, domicilié à Marseille, des nouvelles de sa petite-fille poursuivant ses études au Cameroun. Pour elle, inculte, ayant jamais quitté son village natal, la France tout comme le Cameroun, sont situés au-delà des mers372.

Notes
364.

Ibid., p. 180.

365.

Ibid., p. 80.

366.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 11-12.

367.

Ibid., p. 107.

368.

Ibid., p. 109-110.

369.

Ibid., p. 197.

370.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 8.

371.

Ibid., p. 111.

372.

Ibid., p. 147.