C. Le polygame

« […] je voudrais, dit Issa à son ami Mazamba, si Dieu le veut, me marier d’ici un mois ou deux373… ». Son ami lui demande immédiatement la réaction de sa femme : « Qu’en dira Samira374 ? ». Issa, venu spécialement informer son ami de son projet mais aussi de sa validité s’empresse de répondre : « […] Rien, pour la bonne raison qu’elle ne le sait pas encore. […] Et puis après tout, j’ai bien le droit de prendre autant de femmes que je veux375 ! ». « Pas autant de femmes que tu veux, rétorque Idi, mais autant de femmes que tu peux 376 […] ». Issa annonce son projet imminent de prendre une deuxième épouse. En réalité, la pratique est courante au cour des années 1970 et 1980377 : « Issa ne serait après tout ni le premier ni le dernier à avoir deux ou trois ou quatre femmes. Il [Mazamba] connaissait certaines de ses relations qui en avaient jusqu’à douze. Les quatre permises par la religion et les autres vivement encouragées par leur statut social378. »

Mazamba demande à son ami d’enfance de justifier cette décision : « Pourquoi tu te maries encore ? Tu as des problèmes avec Samira ? Elle ne t’aime plus ? Elle ne te rend pas heureux ? Tu t’es aperçu qu’elle te trompait ? Ou est-ce toi qui en a assez d’elle ? ». Bousculé par la violence du propos destiné en fait à invalider rationnellement son projet, Issa finit par lâcher la « vraie » raison de sa décision : « Mais pas du tout ! Je n’ai eu aucun indice qu’elle me trompait. Samira et moi nous entendons très bien. […] Mais Idi, parce qu’il faut bien que je fasse mon anda379 [grand mariage]. »

Idi continue de montrer l’irrationalité d’une telle décision : « Mais si ton seul souci c’est le anda, pourquoi ne le fais-tu pas avec ta femme Samira ? ». Mais Issa ne veut pas se laisser faire : « Parce qu’une autre fille m’est déjà promise380. » Mazamba, ayant compris avoir aucune de chance de convaincre son ami de renoncer à prendre une deuxième femme, demande des renseignements sur la future épouse de son ami : « Quel âge a ta Marie-Ame381 [son prénom] ». Et Issa de répondre fièrement : « Dix huit ans382 ! ». Mazamba, moqueur, lui jeta : « Formidable ! […] ; elle n’a que la moitié de ton âge383. »

En vérité, Issa prétexte le respect de la tradition pour tout simplement se « payer » une jeune fille : miné par la routine inhérente à la vie de couple, il est à la recherche d’une jeune fille pour s’offrir une nouvelle virginité – au sens propre et figuré – dans sa vie sentimentale. Pour dire les choses brutalement, sa décision est fondée seulement sur un besoin sexuel. En quoi, il est très humain : gouverné par sa libido !

Que Issa chercher à assouvir ses besoins sexuels ne devrait pas gêner Mazamba outre mesure, lui, qui fait au début du Kafir une apologie de la recherche du plaisir :

‘[…] moi je trouve normal que ces vieux bavent sur des filles pubères. Le monde doit être charitable à leur égard. […] ces vieillards n’ont que très peu de temps à vivre. Offrons-leur quelques plaisirs de ce monde. Essayons de satisfaire leurs désirs […] 384 .’

Jouissons donc parce que la vie est précaire ! Telle pourrait être la devise de Mazamba ; et pas seulement pour les personnes âgées. Car qui a le privilège de connaître sa date de décès ? Ce qui inquiète, en réalité, Mazamba, c’est l’irresponsabilité, l’insouciance et l’imprévoyance dont son ami fait preuve. Car deux femmes ne signifient pas seulement possibilité de variation de plaisir ; cela implique aussi des charges énormes à supporter car au bonheur fou du mariage succèdent les dures réalités de la vie quotidienne :

‘Ecoute, je t’avoue qu’au fond de moi-même je suis contre ton deuxième mariage. Non que je sois contre ta petite Marie-Ame ou sa famille, mais je crois que tu as investi beaucoup dans ton mariage avec Samira, tu gagnerais davantage à faire fructifier cet investissement affectif, financier et familial. As-tu réfléchi à la réaction de tes enfants lors que tu te mettras à leur faire des demi-frères et sœurs ? Est-ce que tu as imaginé l’état de ton porte-feuille lors que tu auras l’obligation religieuse d’assurer aux oisillons de tes deux nids leur pitance quotidienne ? As-tu imaginé la tête de Samira lorsqu’en ébats amoureux tu te mettras soudainement à gémir « Ô ma petite Marie-Ame » et vice-versa ? As-tu prévu le gouffre dans lequel plongeront tes finances après la réalisation de ton grand mariage ?’

Issa répond à ce sévère réquisitoire en avançant trois arguments. D’abord qu’il n’y a pas de soucis à se faire parce que financièrement il est prêt : il a de l’argent et ce qui manque sera apporté par les siens. En se référant ensuite au passé – à la tradition – : la polygamie a toujours existé et nos pères l’on pratiqués sans que leurs enfants n’en pâtissent. Sous-entendu : prétexter le déséquilibre mental des enfants par la polygamie du parent est une pure vue de l’esprit ne concernant que les Blancs qui consultent psychologues et psychanalystes pour les petites blessures de l’existence ! Enfin, il argue qu’il est assez puissant pour pouvoir arbitrer les conflits qui surgiront entre ses deux femmes :

‘Tu sais, en ce qui concerne les dépenses pour le grand mariage, ne t’inquiète pas, j’aurai tout ce qu’il me faudra. Mon petit frère qui est à Marseille m’enverra toute la toilette [vêtements et produits de toilette] de ma femme. Mes sœurs et mes cousines me donneront tous les bijoux qu’elles ont reçu lors de leur propre mariage et ils reviendront à ma future femme. Pour ce qui est des liquidités et des appareils électroménagers, ça je m’en occupe. Quant au fait d’être bigame, je ne serais ni le premier ni le dernier. Mon père était polygame, ainsi que le tien. Ce n’est pas pour autant que nous fûmes perturbés dans notre développement ou notre éducation. Au sujet des mésententes entre épouses d’un même homme, c’est au mari de savoir faire régner la paix entre ses femmes385.’

Ce qu’il faut voir, nous semble-t-il, dans ce dialogue de sourds, qui oppose un médecin et un fonctionnaire du ministère des finances – l’élite du pays –, c’est que Issa – qui représente la majorité des Comoriens – se sert de l’alibi de la tradition pour habiller des envies difficilement avouables : car ce qui l’enthousiasme particulièrement ici, c’est d’abord (et surtout) le sexe – la solide certitude qu’il va « se payer » une jeune fille, c’est-à-dire une virginité – et accessoirement la recherche de l’honneur – le pouvoir.

Si le Comorien se mettait à la recherche de l’argent, cela complèterait non seulement le tableau des motivations humaines mais aussi réduirait peut-être la misère dont il n’arrive pas à sortir qui le place dans la position permanente de tendre la main aux autres. Ce qui n’est pas, concédons-le, très glorieux. Comme quoi l’honneur, entendu au sens comorien, ne rime pas forcément avec fierté de soi.

Notes
373.

Ibid., p. 77.

374.

Ibid., p. 78.

375.

Ibid., p. 78.

376.

Ibid., p. 78. C’est l’auteur qui souligne.

377.

Cette tendance a été renversée depuis le milieu des années 1990. La polygamie est devenue très rare aujourd’hui aux Comores. Les hommes continuent d’avoir plusieurs maîtresses mais gardent un seul point fixe. Ceux qui s’y hasardent encore aujourd’hui sont considérés par la société comme vraiment des irresponsables désespérants. Notons cependant que certaines personnes âgées s’y accrochent encore mordicus.

378.

Ibid., p. 78.

379.

Ibid., p. 79.

380.

Ibid., p. 80.

381.

Ibid., p. 82.

382.

Ibid., p. 82.

383.

Ibid., p. 82.

384.

Ibid., p. 12.

385.

Ibid., 84.