III. Les paradoxes comoriens : critique de la communauté

A. Priorité à l’honneur : s’enfoncer dans la misère

Une chose reste certaine : au bout du grand mariage, l’homme est considéré de facto comme un notable, c’est-à-dire qu’il intègre la classe dirigeante des villages dont doit nécessairement tenir compte la classe politique pour l’exercice du pouvoir car le grand mariage opère une intégration sociale rendant de ce fait caduques les cloisonnements sociaux qui marginalisaient certains groupes sociaux : il égalise du moins formellement les individus constituant ainsi un grand facteur d’élévation sociale :

‘[…] dans tous les cas, il y a une fonction très importante que le grand mariage continue d’assumer : celle d’être un puissant facteur de promotion sociale, tendant d’une certaine manière, à conférer à chaque individu la possibilité de revendiquer les plus hautes distinctions, pourvu qu’il ait assumé, suivant les normes établies, toutes les prestations prévues. De la sorte, cette institution joue un rôle très important comme élément d’intégration sociale qui réalise, par le haut, une égalité de principe de tous les membres de la communauté386.’

Mais cette intégration – ce nivellement par le bas devrait-on dire – présente un double coût très élevé : un coût financier et un coût humain. Oui, le grand mariage a un coût supporté essentiellement par le mari. Songeons à Issa qui a envoyé à sa femme une voiture lors de son mariage dont l’échec l’a fait sombrer dans la folie387. S’étonnera-t-on si le mari s’endette jusqu’au coup et pour le reste de sa vie ? Est-il utile de préciser que, dans ces conditions, le grand mariage demeure un très grand facteur d’appauvrissement et donc de déstabilisation sociale ? Mazamba affirme que c’est ce coût élevé du grand mariage qui explique la corruption et les détournement des deniers publics aux Comores :

‘Tu sais [s’adressant à son ami Issa] que le anda [grand mariage] est la première cause de corruption et de détournements de fonds dans ce pays ? Comment peux-tu expliquer que des gens dont le salaire ne dépasse pas 50.000 francs [100 €] puissent envoyer des dots de 1 million de francs [2000 €], des bijoux d’une valeur de deux millions et d’autres cadeaux à la valeur inestimable ?
Comme chacun veut le grand mariage le plus somptueux, on se lance dans toutes les turpitudes possibles et imaginables388.’

Mais ce coût financier exorbitant entraîne un deuxième coût (coup ?) : l’expatriation d’une certaine partie de la population essentiellement pour la France laquelle n’est pas seulement attirée par le confort de la vie hexagonale. Géraldine Vivier, sociologue, soutient que c’est ce coût élevé du grand mariage qui est à l’origine de l’expatriation massive des habitants issus de la Grande Comore. Recourons aux chiffres : en fait, quarante pour cent des migrants comoriens déclarent partir pour une quête de travail389 ( c’est un chiffre global mais quand on regarde en détail, quarante et un pour cent des Grand-Comoriens partent pour se trouver du travail tandis que les Anjouanais – quarante six pour cent – et les Mohéliens – cinquante six pour cent – émigrent pour faire des études390). Poussons l’observation et l’analyse un peu plus loin : plusieurs migrants, principalement Grand-Comoriens, possédaient un travail avant leur départ. Il faut donc trouver ailleurs la raison de leur expatriation :

‘Pour eux, « la quête de travail » invoquée correspond plus précisément à la « quête de l’argent » nécessaire à l’accomplissement des échéances coutumières. Alors que nombre de repas coutumiers tendent à être remplacés dans de nombreux villages par une somme d’argent forfaitaire, et que, d’une façon générale, les biens de consommation nécessaires au Grand Mariage sont pour la plupart importés, le besoin de numéraire augmente. Dans ce contexte, et alors que les fonctionnaires enregistrent des mois de retard de paiement de façon récurrente depuis 1982, l’émigration tend de plus en plus à être le seul mode possible d’accumulation des biens nécessaires à la coutume391.’

Oui, partir pour être en mesure de payer son grand mariage et ceux des autres membres de la famille – eh oui solidarité oblige ! Le Kafir fait d’ailleurs clairement allusion à cette population expatriée qui soutient financièrement le grand mariage. Il n’y a aucun doute que sans elle plusieurs mariages ne seraient pas réalisés ! Qu’on se rappelle de Mavuna Mungwana, venu de Marseille aider son frère Issa à réaliser son grand mariage ; Mzé Mdama, domicilié à Dunkerque, ainsi que sa sœur habitant à la Réunion, ont fait le déplacement pour leur nièce Marie-Ame392. C’est la règle.

Notes
386.

Sultan Chouzour, Le Pouvoir de l’honneur, op. cit., p. 196.

387.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 157-175 et 238-239. Pour le coût astronomique du grand mariage, voir aussi le même roman, p. 88.

388.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 153.

389.

Géraldine Vivier, Les Migrations Comores-France. Logiques familiales et coutumières à Ngazidja, Paris, Paris X, 1999, p. 167.

390.

Ibid., p. 168.

391.

Ibid., p. 169-170.

392.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 143-145.