B. La religion au service de la tradition

Rien ne peut plus blesser le Comorien que de s’entendre dire qu’il est « Kafir », c’est-à-dire mécréant. Et pourtant rien n’est plus critiquable que sa pratique religieuse. C’est très simple : la religion n’assure pas du tout la direction de sa conscience mais c’est sa conscience qui assure la direction de la religion : celle-ci doit tout simplement être au service de ses intérêts. Ni plus ni moins. Mais il faut prendre garde de ne pas le lui signifier au risque de vous prendre pour un mécréant vendu aux infidèles occidentaux.

Les croyances aux Comores ? Eh bien, c’est un beau mélange « […] de paganisme et d’islam rigide, ces mœurs où la sorcellerie, condamnée par Msa[Moïse], Issa [Jésus], M’hammadi [Mahomet] était érigée au niveau de statut social393. » Les Comoriens ? Des « […] hypocrites, davantage assoiffés de félicitations humaines que de félicité spirituelle394. » Ils sont à la fois monothéistes et animistes. Ajoutons à cela que la religion doit servir à quelque chose : une promotion sociale par exemple ! Et pour cela, il faut qu’elle soit mise au service de la tradition, c’est-à-dire l’institution du grand mariage, est devenue un bulldozer très puissant, qui ne supporte la concurrence d’aucune autre autorité et écrase du coup tout au passage : religion comme politique. Les hommes de religion, heureux de parler dans les manifestations liées au grand mariage – car c’est elles qui rassemblent les foules –, parlent souvent sous l’autorité d’un analphabète mais « Grand Notable » qu’ils ne doivent aucunement contrarier sous peine de ne plus avoir la parole en public ; les hommes politiques marchandent contre des émoluments le soutient des « Notables ». D’où la corruption – il faut bien favoriser ses supporters ! – et les détournement des biens publics puisque cet argent est immédiatement puisé le plus souvent dans les caisses de l’Etat.

Cet asservissement – pervertissement ? – de la religion donnait la nausée au Dr Mazamba qui peinait à comprendre cette attitude :

‘[…] le docteur abhorrait la religion des faux derches, des grands turbans, des petits djohos et de larges djubas [vêtements masculins traditionnels]. Mazamba ne croyait pas aux trompeuses génuflexions, aux vrais mounafiks – hypocrites – et aux comiques prosternations. Il se rendait compte que dans ces îles, la religion, non seulement collective mais aussi individuelle, était trop soumise à des intentions sociales : il était de bon ton de pouvoir dire que l’on était allé en pèlerinage à la Mecque avec sa mère.
Le cinquième pilier de l’islam n’est plus un devoir religieux mais une ostentation sociale. Lors d’un bangano – dispute publique –, on pourra toujours rétorquer à l’adversaire que l’on était déjà allé à Hedjaz395.’

Pensons à la dispute qui opposa Mzé Mchangama et Mzé Karibaya. Le premier ajouta à ses hauts faits liés forcément au grand mariage ses trois voyages à la Mecque pour, dit-il, « […] aller visiter la tombe du prophète396 ».

Cheikh Gud Gud, homme de religion à priori honorable garde toujours à ses côtés deux de ses élèves préférés à qui il transmet certainement un savoir mais avec qui il entretient des relations ni très catholiques ni très musulmanes397 !

En réalité, les Comoriens, comme tous les peuples du monde, pratiquent leur religion comme ils l’entendent, comme cela leur convient : ils pratiquent un tri en fonction de leurs intérêts, de leurs situations et de leurs visions. A la mosquée du vendredi, le prêcheur prononce ce discours :

‘« Parmi les pêchés les plus graves se trouvent l’avarice, l’accaparement des objets des autres, le stockage des denrées alimentaires aux fins de spéculation, regarder une femme qui a ses règles, demander en mariage une femme ou une fille déjà fiancée, porter des bijoux ou de la soie pour un homme.
[…] Par contre les Pêchés suivants excluent le coupable de l’Islam : association d’Allah avec quelqu’un d’autre, prêt ou emprunt avec intérêt, croire qu’un être a le pouvoir, d’arrêter la pluie, de faire mourir quelqu’un, de donner la vie, d’avoir la connaissance sur des choses secrètes398…"’

Résumons : sont prohibés de la religion l’avarice, le détournement des biens publics, la spéculation des denrées alimentaires, l’adultère, la sorcellerie… Or : « […] y a-t-il un pays aussi miné par la corruption, aussi gangrené par l’envie et par la jalousie, aussi scié par l’injustice, l’ambition, la trahison, où les faquins étaient béatifiés, les voleurs intronisés, les experts en courbettes idolâtrés, les sourires et les rires serviles gratifiés que cet archipel ? Dans ce pays, l’indigence intellectuelle et spirituelle est le garant d’une opulence matérielle399. »

Constat accablant : les préceptes religieux restent joyeusement bafoués : les gouvernants détournent les biens publics et les commerçants pratiquent sans scrupules la spéculation des denrées alimentaires. Deux catégories socioprofessionnelles du reste fort appréciées et admirées aux Comores !

Notes
393.

Ibid. p. 59.

394.

Ibid. p. 59.

395.

Ibid., p. 57-58.

396.

Ibid., p. 88.

397.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p.., p. 77.

398.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p.., p. 62.

399.

Ibid., p. 59.