C. La tradition contre le développement et le progrès

Le pouvoir400 à Ngazidja appartient aux notables dont Mzé Mtsunga Karibangwé est l’expression la plus accomplie : […] la soixantaine […] Il avait déjà marié son fils, construit deux maisons en dur, l’une pour la fille aînée de sa sœur et l’autre pour la sœur aînée de sa grande demeure. Toutes les deux étaient mariées en anda. Ses 27 petits-enfants étaient circoncis. Trois fois il avait été visiter les lieux saints, le temple de Ibrahim, la Pierre Noire401… » Le vrai pouvoir, en effet, revient aux suppôts de la tradition. Ceux-ci, vrais chefs de leurs localités, sont consultés par le pouvoir politique pour valider ou soutenir telle ou telle décision. Et quand on connaît le niveau intellectuel de ces personnes, il est permis de s’inquiéter pour ce pays. Notons au passage le fondement du clientélisme comorien : un prolongement de la coutume402. Ce dernier repose en effet sur une coalition entre le pouvoir traditionnel et la classe politique. Assemblage fort explosif pour le pays car la classe politique comorienne brille en général pour son incompétence, sa cupidité et sa soif inaltérable de pouvoir ; et les chefs traditionnels n’ont d’autre projet que d’ancrer davantage le pays dans la tradition – dans le passé –, seule façon pour eux de garder et renforcer leurs pouvoirs.

Un cycle infernal pour un pays pauvre qui a vocation sinon à sortir de la misère du moins à la réduire. Car comment persister à demeurer dans des croyances d’un autre temps – en somme refuser de quitter l’âge théologique et métaphysique pour employer la terminologie d’Auguste Comte403 – et consacrer continuellement le peu que l’on a – dépenser toutes ses économies – et ce même (formidable encore !) ce qu’on a pas – s’endetter ! – non pas pour construire un avenir mais pour respecter scrupuleusement la tradition – c’est-à-dire le passé – et chanter à tue-tête vouloir un développement personnel et national ?

Le développement économique – c’est-à-dire l’industrialisation permettant de produire en masse pour nourrir et vêtir la population, l’augmentation du niveau de vie, l’urbanisation pour avoir des conditions de vie correctes, la généralisation de l’école primaire, l’expansion de l’enseignement secondaire, supérieur et de la recherche, etc. –, présuppose une société en perpétuelle transformation et certainement pas immobile ; le développement exige une « […] volonté non de subir mais de dominer le milieu naturel, et du même coup, souci simultané de mesure, de rationalité, d’avenir (ou de prévision)404. » Dans cette perspective, « Le passé, en tant que tel, cesse d’être respectable ou sacré. L’avenir n’est pas conçu comme répétition de ce qui a été ou comme un imprévisible destin. La tradition ne suffit plus à consacrer les pouvoirs et les institutions. Forts de leur succès, les hommes prétendent penser à l’avance au moins les données quantitatives de leur destin : volume de la population, volume des ressources, niveau de vie405. » 

Ce n’est donc pas étonnant que le pouvoir révolutionnaire ait voulu que : « La société comorienne [devienne] une société rationnelle, scientifique, mentalement aseptisée, d’où toute trace de superstition devait être extirpée comme une chique d’un orteil406. » Car, l’histoire de l’Occident nous l’a appris, il est difficile de concevoir et conduire un projet de développement économique sans une rationalisation de la société.

Notes
400.

Sur la question du pouvoir aux Comores, voir Ahmed Ibrahim, La Notion de pouvoir en Afrique noire (le cas des Comores de 1886 à 2000), Paris, Paris VIII, 2004.

401.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 66 et 67. C’est nous qui soulignons.

402.

Thèse particulièrement féconde soutenue par Jean-Louis Guébourg dans Espace et pouvoir en Grande Comore, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 239.

403.

Raymond Aron, Les Etapes de la pensée sociologique : Montesquieu, Comte, Marx, Tocqueville, Durkheim, Pareto, Weber, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1967, p. 81-82.

404.

Raymond Aron, Les Sociétés modernes, Paris, PUF, « Quadrige », 2006, p. 297. C’est nous qui soulignons.

405.

Ibid., p. 297-298. C’est encore nous qui soulignons.

406.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 61.