2. Une conception malhonnête de la politique

C’est aussi une classe politique sans foi ni loi autre que le besoin de satisfaction personnelle. En cela, elle présage celle qui occupera le terrain depuis l’indépendance qui a toujours pensé que le pouvoir était un formidable moyen non de servir les autres mais de se servir. Ce qui gêne tous les représentants des partis politiques, c’est moins l’absence de réel pouvoir – qui poserait problème si l’on voulait vraiment agir ! – de leur portefeuille ministérielle que leur manque d’argent qu’ils pourraient bien entendu détourner. Un ministère n’est intéressant que s’il est muni d’un gros budget. Tous les partis politiques se plaignent : les MU.MA. sont mécontents du ministère de l’éducation où l’on ne gagne que des ennuis417 ; la CO.PA.SO. est malheureuse de la maigreur des crédits de son ministère418 ; les B.E.C. réclament leur une « […] belle part du gâteau419 ». Il n’y a que Rawaz, ce président de la réunion qui n’a rien présidé du tout puisque c’est Guigoz qui l’a fait réellement, qui est satisfait d’avoir emporté la diplomatie :

‘Rawaz se voyait déjà au ministère des Affaires étrangères profitant d’ordres de route juteux, d’indemnités de déplacement pharamineuses. Son tapis volant le déposa en plein Broadway à New York. […] Il paraît qu’avec 250 francs CFA on peut se payer une nubile afro-indienne même pas poilue. […] Je reviendrai avec des chaînes Hi-Fi, des magnétoscopes, des salons design. Surtout je profiterai de ces déplacements à l’extérieur pour boire à loisir, loin de ce pays-couvent420.’

Le prochain président de la République, Mzé Fadjar, soucieux de mécontenter personne, demande à Guigoz, qui a l’air de se désintéresser des portefeuilles, de venir lui aussi « […] récolter les fruits421 » de leur effort après le coup d’Etat.

Une exception notable : seul Guigoz (et son parti) ne considère pas la politique comme un moyen facile de gagner de l’argent et des commodités ; mais il ne cache tout de même pas son envie de le prendre très rapidement : « On ne peut pas faire un coup d’Etat si l’on ne sait pas les gens qui auront les rênes du pays après la chute de l’ancien pouvoir. La question de fixer le jour et de savoir les appuis dont nous sommes susceptibles de bénéficier n’est que balivernes422. » A cela on peut avancer au moins deux raisons. Soit parce qu’il est sûr de remporter ce qui a de plus juteux dans le pouvoir à venir ; soit qu’il considère très sincèrement le pouvoir comme un moyen d’action. Le roman invite à retenir cette deuxième partie de l’alternative. En cela, même s’il condamne la répression de son pouvoir, c’est un hommage indirect qui lui est rendu.

Et personne n’osa lever le doigt pour demander ce qu’ils allaient faire du pouvoir ni comment : « Chaque délégué s’époumonait dans le tohu-bohu général à faire comprendre à son voisin qu’il acquiesçait sans l’ombre d’une hésitation à cette façon de voir les choses423. » Croyaient-ils tous, sans rire, qu’il fallait détenir le pouvoir pour pouvoir changer, comme avec une baguette magique, l’ordre des choses ? Il nous semble que l’on peut ajouter au débit de cette classe politique une troisième faute originelle : sa grande naïveté presque puérile qui lui faisait croire que l’exercice du pouvoir ressemblait à une promenade de santé. Or toute personne sensée et un peu sceptique sait qu’il est composé de défis permanents (presque quotidiens) à relever et de compromis douloureux à faire.

Comment expliquer une telle naïveté ? Est-ce dû à leur manque de formation intellectuelle sérieuse autre que politique ? Comment imaginer que Guigoz, qui se fait passer facilement pour un campagnard – il mange une mangue en pleine réunion, s’essuie juste après avec du papier sorti de son sac424 et part aux toilettes avant de finir son discours répartissant les portefeuilles après le coup d’Etat425 – faisant ainsi semblant d’ignorer les codes du monde éthéré de la politique, ait pu les tromper avec une vulgarité déconcertante en faisant croire à chaque parti qu’il lui a donné des postes valorisants alors que ce n’était en réalité que des coquilles vides ? N’a-t-il pas gardé pour son parti le vrai pouvoir : celui de la force (ministères de l’intérieur et de la défense) et de l’argent (économie, finance et budget426) ? Est-il étonnant que cette classe politique, trompée par une personne qu’elle connaît de longue date, ait du mal à s’en sortir dans la jungle internationale ?

Terminons là-dessus. A cette naïveté s’ajoute encore autre chose d’autrement plus grave. Il s’agit de la lâcheté dont cette classe fera preuve peu de temps après son accession aux responsabilités. En fait, assez rapidement Guigoz s’accapare de tout le pouvoir et l’exerce d’une main de fer sans supporter la moindre note dissonante. Ses anciens amis – peut-on avoir des amis en politique ? – déstabilisés par la tournure que prend les événements décident d’user à nouveau de la force – autre particularité de cette classe politique : elle ne comprend que la force – pour le renverser. Le complot échoue et la « Justice populaire » doit sévir. Tout le monde, pour sauver sa peau, nie son implication dans le coup sauf Idjabou Karihila : « Je ne suis pas de ceux qui fuient leurs responsabilités. Certains amis et moi, bien qu’ils me lâchent maintenant, nous nous sommes rendus compte que la politique menée par Guigoz entraîne le pays dans le chaos. En tant qu’anciens responsables de ce pays, nous ne pouvons pas rester des spectateurs passifs devant la catastrophe collective qui guette notre peuple. Il fallait A.G.I.R427. ».

Les choses deviennent lumineuses : c’est une classe politique insuffisamment formée, divisée, malhonnête, naïve et lâche qui va s’emparer du pays au lendemain de son indépendance. Le résultat, trente cinq ans après, n’est donc pas surprenant.

Notes
417.

Ibid., p. 43.

418.

Ibid., p. 44.

419.

Ibid., p. 44.

420.

Ibid., p. 41-42.

421.

Ibid., p. 46.

422.

Ibid., p. 38-39.

423.

Ibid., p. 39.

424.

Ibid., p. 35.

425.

Ibid., p. 45.

426.

Ibid., p. 40-47.

427.

Ibid., p. 212-213.