B. Un Etat répressif

1. Deux dictatures

La répression des milices

L’Etat que présente les deux romans de Toihiri est un Etat très violent. Qu’il se veuille progressiste comme celui présenté par La République ou conservateur et libéral (au sens économique) comme celui décrit par Le Kafir ne change rien au problème.

Les chefs de ces deux Etats ont pris le pouvoir par les armes et ils ont fait de la violence un mode de gouvernement. Il régnait de 1975 à 1989 une véritable terreur. Qu’elle soit impulsée par un progressiste ou un conservateur ne change rien au problème. D’ailleurs, ces deux régimes ont tellement cru à la violence comme mode de gouvernement que celle-ci, ironie de l’histoire, s’est retournée contre eux : qui prend le pouvoir par les armes périt par les armes, dit-on.

En fait, les Comores n’ont jamais beaucoup intéressé l’Etat colonial (elles représentaient plus un fardeau sur le plan économique plus qu’autre chose) qui n’a jamais senti la nécessité d’user d’une trop grande violence dont personne ne comprendrait l’utilité. Un Etat colonial ne peut aucunement être angélique – un Etat peut-il tout simplement l’être ? – mais on n’a rien vu aux Comores qui ressemble aux répressions sanglantes d’après guerre de Sétif ou de Madagascar.

Il a donc fallu attendre cet Etat dit de gauche (communiste) pour voir apparaître dans ce pays très pauvre mais jusqu’à là paisible ce que c’est la dictature. Car c’est de celle-ci qu’il s’agit dans La République. En cela, ce premier roman comorien s’inscrit dans cette littérature africaine qui dévoile ce que Jacques Chevrier appelle le « goulag tropical428 » dont les plus célèbres restent Alioum Fantouré (voir sa trilogie ouverte par Le Cercle des Tropiques, 1972), Sony Labou Tansi (La Vie et demi, 1979 ; L’Etat honteux, 1981), Bernard Nanga (Les Chauves-souris, 1980), Ibrahima Ly (Toiles d’araignées, 1982), Henri Lopes (Le Pleurer-rire, 1982)...

Tout commence avec le régime révolutionnaire qui a pris les commandes du pays « […] depuis ce sinistre petit matin de 197…429 ». A l’Etat colonial indifférent au sort des Comoriens a succédé un Etat autoritaire censé leur apporter le bonheur – la prospérité et l’égalité – mais en commençant – très original ! – par leur offrir le malheur – leur priver de leur liberté – : population proprement dressée : tout le monde doit écouter le Guide prononcer ses discours-fleuves à la radio faute de quoi on doit s’expliquer devant les milices révolutionnaires430, radio littéralement muselée et sommée d’être l’outil de propagande du nouveau Guide, forces de l’ordre transformées en milice toutes puissantes sensées remplacer tous les fonctionnaires de l’Etat et, bien entendu, faisant la pluie et le beau temps dans tout le pays431.

Le nouveau pouvoir s’appuie essentiellement sur les exclus d’hier (jeunes et femmes) et des illettrés. Les premiers ne vont pas tarder à se venger des anciens détenteurs du pouvoir. Et la torture et l’humiliation, parfumées de sadisme, ne vont pas être une exception. C’est ainsi que des personnes âgées et dignes de respect vont être attachées à des jeeps 4X4 et traînées dans l’asphalte pour avoir participé à une cérémonie interdite par le régime :

‘Le Chef des commandos sortit plusieurs cordelettes ressemblant à des filins et les distribua à ses compagnons. Ceux-ci ligotèrent séparément les poignets des prisonniers et attachèrent chacun des bouts des cordelettes à l’arrière des jeeps. Derrière chaque voiture se trouvaient cinq prisonniers.
[…] D’abord les voitures ne roulèrent que très lentement, traînant leur étrange bétail derrière elles.
Le plus pitoyable était le Cheikh Gud-Gud […] Son obésité l’empêchait de suivre. Bien que le jeep ne roulât qu’à une vitesse d’escargot, le saint homme, gêné par sa chair huileuse, était au bord de l’apoplexie. […] Said Nazi, plus mince arrivait à suivre. Au bout d’un kilomètre, il sentit sa respiration s’affoler, ses poumons prêts à éclater. Il voulut ramener ses mains sur ses côtes mais le jeep en accélérant le tira brusquement en avant. Il s’étala avec fracas sur le macadam. Des lambeaux de boubou et de chair fracassée se mélangèrent à du sang et à de la poussière pour former une bouillie hideuse.
Nixon […] ressentait des tiraillements lancinants le long de sa jambe droite. A chaque accélération, il croyait que sa jambe allait se déboîter de sa hanche.
Zum-Zum le député se fit proprement harponner la cravate par un des commandos. Ce qui rendait sa vitesse beaucoup plus rapide que celle des autres. Des sanglots étranglés s’échappaient difficilement de sa gorge. Des larmes de honte striaient ses bajoues. Les jeunes bourreaux eux riaient aux larmes. Ils tiraient un plaisir fou de voir ces messieurs d’un âge canonique obligés de courir comme des jeunes lièvres432.’

De la torture au meurtre, il n’ y a souvent qu’un pas que le régime révolutionnaire n’a pas hésité à franchir quand il a senti son pouvoir vaciller, menacé par l’insurrection de la ville d’Iconi qui, une fois tolérée risquerait de contaminer d’autres villes et villages et ainsi faire écrouler le château de cartes que constituait l’édifice révolutionnaire : il a tout simplement procédé à une massacre collective d’une très grande ampleur : plusieurs morts et blessés devenus, pour certains, handicapés à vie :

‘Une jeune fille de dix-huit saisons de mangues en voulant traverser le mètre cinquante qui la séparait de la maison de ses voisines fut arrêtée net dans sa tentative par une balle […]
Des corps furent écrasés, piétinés par les camions…On entendait craquer les os comme bruissent les coquilles des escargots que l’on écrase la nuit par mégarde…
Des lambeaux de chair sanguinolents adhéraient au sable et à la boue…Des râles rauques d’agonie…Le sang des mourants faisait déjà dans le sable un ruisseau rouge se jetant à la mer…’
Notes
428.

Jacques Chevrier, Littératures francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, Edisud, 2006, p. 86.

429.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 12.

430.

Ibid., p. 54-55.

431.

Ibid., p. 55.

432.

Ibid., p. 80-81.