C. Un Etat faiblement protecteur

1. Une pauvreté économique

Le Comorien est de condition très modeste. Il le sait mais n’agit pas pour se sortir de cette situation préférant faire porter la responsabilité de sa misère à l’Etat, hier colonial mais aujourd’hui juridiquement et politiquement indépendant, de qui, bien sûr, dépend tous ses malheurs ! Ou pour être honnête, il agit lors de ses prières : en demandant l’aide divine. Et puis, ce n’est pas très grave : son malheur terrestre est garant de son bonheur dans l’au-delà, a-t-il appris à l’école coranique et à la mosquée ! Pourquoi donc s’inquiéter outre mesure ? Lisons témoignage de Jean-Claude Guillebaud qui date des années 1970 :

‘Les Comores sont bel et bien misérables. Les 300000442 Comoriens ont un niveau de vie inférieur à 100 dollars par an, ce qui, même pour l’Afrique, n’est pas lourd. Les épidémies de choléra, les parasitoses et les maladies infectieuses sont fréquentes dans l’archipel où les commencements de famine menacent sporadiquement, lorsqu’une péripétie imprévue retarde par exemple l’arrivée du cargo de riz venant de Thaïlande ou des Philippines. Les Comores, sans véritable agriculture ni industrie, sans ressources ni projets sérieux, vivent suspendues à ces importations de riz subventionnées par la France. 15000 à 20000 tonnes chaque année qui font du territoire une manière de soupe populaire à la merci d’un « protecteur » étranger. Ici, le déficit de la balance des paiements […] n’appelle même plus beaucoup de commentaires, tant est caricaturale la dépendance économique du territoire. Les seules productions locales (vanille, plantes à parfum, coprah, giroflée) […] fournissent tout juste un appoint de ressources. Les chiffres en témoignent. Budget territorial en 1974 : 1,6 milliard. Aide fournie la même année par la métropole : 7,2 milliards. Rarement des données financières auront été aussi simples : la misère443.’

Voilà un témoignage de plus de trente ans qui reste toujours d’actualité. L’honnêteté et la rigueur intellectuelle nous imposent cependant de clarifier les choses et dissiper toute confusion possible. Les Comores, aujourd’hui encore, peuvent sombrer dans une famine et très souvent le pays manque de produits de première nécessité car il importe tout même des allumettes. Pendant l’été 2008 par exemple, le pays était littéralement paralysé : absence de carburant dans tout le pays ; ce pays vit proprement dans le noir : il n’a pas régulièrement de courant depuis plus d’une quinzaine d’année ; les épidémies n’ont pas disparues : celles qui étaient déjà présentes ont accueilli un nouveau venu plus ravageur (le sida !).

La fait que le Comorien vit dans un environnement de solidarité le trompe considérablement. Quoi qu’il fasse, il a quelqu’un en France qui lui envoie des billets de banque à chaque fois qu’il a un souci. L’expatrié ne dira jamais non : obligé par la solidarité ou par une dette qu’il a contractée auparavant : il a pu obtenir un visa pour la France en soudoyant l’administration compétente avec l’argent d’un bien familial vendu (champ, or, terre444…). Et puis, il est pauvre mais, pour l’instant, il ne meurt pas de faim : il a un cousin ou un oncle, un ami ou l’ami d’un ami qui est fonctionnaire chez qui il peut manger et à qui il peut demander une aide en cas de souci majeur. Ce dernier se sentira honoré de répondre favorablement. Et puis s’il n’a pas d’ami, il peut toujours aller manger chez un membre éloigné de la famille ou – pourquoi aller si loin ? – chez le voisin. Cette solidarité qui se retrouve à toutes les échelles – que lui apporte la communauté et non l’Etat – l’empêche de se responsabiliser et de prendre individuellement son destin en main. Le revers de la médaille est qu’il est contraint – où a-t-on jamais vu quelqu’un donner quelque chose gratuitement ? – de se soumettre aux injonctions de la collectivité : se plier par exemple aux exigences onéreuses du grand mariage. Que pense-t-il du coût astronomique de la marchandise ? C’est son dernier souci. Et puis de toute façon, tout a un coût ; et tant qu’à payer chèrement quelque chose, le faire pour son honneur.

On aurait attendu que le Comorien expatrié, qui est plongeur, agent d’entretien, de sécurité, travailleur dans les chantiers, etc., logé dans les banlieues pauvres des grandes villes de France445, mais qui vit tout de même dans un environnement différent, aide au changement des mentalités. Il n’en est rien : sa longue absence dans le pays lui donne envie de faire plus que ceux qui y sont restés, c’est-à-dire de dépenser le plus d’argent possible, voulant ainsi marquer les esprits, et acheter l’admiration de tous et donc l’honneur. Hier, c’était seulement le haut fonctionnaire ou l’homme politique, qui s’étaient servi dans les caisses de l’Etat pour se payer des mariages somptueux. Aujourd’hui, ils sont rejoints par les expatriés dans cette direction de l’irresponsabilité, oeuvrant ainsi – à leur corps défendant ? – contre le développement du pays.

Conditions de vie pénibles donc d’une grande partie (précaution oratoire) héritées de l’époque coloniale – « […] misère technocratiquement organisée par le lobby colonial de la mer indienne446 » – et inchangées (sinon détériorées !) pendant les années suivant l’indépendance nationale447. En fait, les Comores n’ont jamais assez produit pour assurer elles-mêmes leur budget de fonctionnement. Il n’est donc pas étonnant qu’après l’indépendant ce pays sollicite en permanence l’aide étrangère pour survivre, laquelle hélas n’est pas toujours employée dans ce but. A chaque crise nationale, et ce dès l’indépendance, l’Etat fait appel aux pays étrangers pour s’en sortir448.

Prenons le cas du logement. Quatre vingt dix huit pour cent des jeunes comoriens, semble-t-il, dans la première moitié du vingtième siècle et même au-delà se logeaient dans des cases traditionnelles très inconfortables sans électricité449. Pensons à Chitsangani où, semble-t-il, « […] l’on se couche sur des nattes de puces » dans « les paillotes aux toits percés […]450 ». Souvenons-nous également de ceux qui dorment dans des cases en feuilles de cocotier extrêmement incommodés en temps de pluie : obligés de changer souvent de place451. Encore aujourd’hui des villages sinon des régions entières vivent sans eau ni électricité et on se débrouille avec les moyens du bord, avec des lampes-torches par exemple pour essayer de s’y retrouver dans les nuits ténébreuses comoriennes452 ou en puisant de l’eau dans une fontaine publique de quartier quand le village en a une ou dans la citerne du voisin qui peut rapidement devenir celle du quartier ou même du village en cas de sécheresse. Lisons justement le témoignage de Jean-Marc Turine, un observateur attentif et de bonne foie, ayant fait plusieurs séjours dans différents coins du pays :

‘[…] la nuit tombe très vite sur les Comores, car l’électricité n’existe pas dans les campagnes, car la lampe à pétrole doit être alimentée, car le pétrole coûte cher, car le riz coûte cher, qu’entre les deux, il faut choisir et que le pétrole coûte vraiment trop cher453.’

N’oublions pas les conditions vestimentaires de la population : une proportion très importante d’enfants disposait, comme habit annuel, d’un seul boubou454. Qu’on se souvienne de Mma Said, femme estimable, qui porte un pagne raccommodé à plusieurs endroits, signe d’une très grande vétusté455, quand elle part consulter Foundi Shandrabo.

Quant à l’hôpital comorien, il offre gracieusement et perpétuellement un spectacle de désolation456. Et ceux qui peuvent l’éviter le font et partent se soigner dans les cabinets et cliniques privés qui poussent comme des champions dans la capitale depuis plus d’une dizaine d’années ou, pour les plus favorisés, tout bonnement à l’étranger, spécialement en France pour les plus protégés et bien entourés. Certains vont jusqu’à considérer l’hôpital comorien tout simplement comme un mouroir. Voici ce que voit le Dr Mazamba en sortant d’une de ses visites :

‘Un monticule de détritus s’élevait non loin du chemin qui menait vers le service d’ophtalmologie. Une femme y déversait de l’eau sale. Les mouches et les margouillats s’y disputaient leur pitance. Les moustiques y germaient à foison avant d’aller s’abreuver du sang des malades. On y voyait voler une escouade de mouches, de larves blanches […]. Des émissions de gaz sulfureux, des selles aqueuses, de décharges urinaires, d’ordures et de déjections provenaient des buissons environnants. Ceux-ci servaient de w-c à tout le monde, la nuit venue. Les salles communes n’avaient pas de w-c. Alors on se soulageait là où l’on pouvait. Seule la « clinique » possédait des toilettes. Mais la clinique, une autre aile de l’hôpital, était payante. Il fallait débourser 2000 f [4,5 €] par jour pour y avoir droit à une chambre. N’y allait donc pas qui voulait. Certains patients voyaient parfois leur situation empirer après une hospitalisation dans cet environnement457.’

En effet l’hôpital est insalubre, manquant cruellement de tout, – médicaments, pansements et même de locaux458 –, avec des médecins très insuffisamment payé – et de ce fait préférant rester travailler dans leur cabinets ou cliniques et développer une activité très lucrative dans ce pays très pauvre459 – et un personnel médical méprisant460, parfois sans électricité – catastrophique pour la sécurité des malades – et des machines très peu fiables : « […] mais tu sais aussi bien que moi, rappelle le cancérologue à son confrère Dr Mazamba dans l’incipit, que nos radiographies ne sont pas toujours dignes de confiance461. » Pire encore : ce ne sont pas les machines seulement qui sont peu fiables ; les médecins aussi. N’oublions pas que le même cancérologue, a pris les maux de dos de Mazamba pour un cancer des poumons462. Voilà qui est très rassurant pour ceux qui doivent se faire soigner dans cet hôpital !

Notes
442.

700000 aujourd’hui.

443.

Jean-Claude Guillebaud, Les Confettis de l’empire, Paris, Seuil, « L’Histoire immédiate », 1976, p. 258-259.

444.

Cette situation concerne essentiellement les Comoriens issus de la Grande Comore.

445.

Voir Géraldine Vivier, Les Migrations Comores-France. Logiques familiales et coutumières à Ngazidja, Paris, Paris X, 1999, p. 209-224.

446.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 11.

447.

Voir sur cette question Attoumane Idarousse, Le Sous-développement comorien, Bordeaux, Bordeaux III, 1982.

448.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 87.

449.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. p. 64, 70, 84.

450.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 40-41.

451.

Ibid., p. 57.

452.

Ibid., p. 96.

453.

Jean-Marc Turine, Terre noire. Lettre des Comores, op. cit., p. 23 et 59.

454.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 25.

455.

Ibid., p. 63.

456.

Voir Jean-Michel Ribot, La Santé aux Comores, Paris, Paris XII, 1983.

457.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 115-116.

458.

Ibid., p. 107.

459.

Ibid., p. 208.

460.

Ibid., p. 116.

461.

Ibid., p. 7.

462.

Ibid., p. 252.