2. Une pauvreté morale : un Etat sans honneur

A la pauvreté économique s’ajoute une pauvreté morale non moins perceptible. Et la corruption constitue la première marque de cette pauvreté morale. Elle sape toute la société comorienne, du bas au sommet de l’échelle, de l’individu de base à l’élite. En fait, « […] c’est un pays […] miné par la corruption463 », où « […] les âmes immorales […]464 » ne manquent pas. Comment oublier que la famille de Said a dû soudoyer l’un des responsables du service des examens du ministère de l’éducation nationale – en donnant une chèvre et trois régimes de banane ! – pour que son fils soit miraculeusement reçu au concours d’entrée en sixième après trois tentatives ratées465 ? Certains enseignants, officiant aux Comores – Comoriens et étrangers466 – assumeraient le statut de corrompu notoire sans problème de conscience. Certains se feraient rétribuer en billets de banque, comme d’autres en or (pour préparer leurs grands mariages !) ou tout bonnement en nature.

Et les personnes bien placées dans la société ne sont pas en reste qui useraient de leurs pouvoirs pour contraindre les professeurs récalcitrants à exécuter leurs ordres, faute de quoi ils risquent de perdre leur poste – quand ils sont Comoriens – ou d’être expulsés – quand ils sont étrangers467. Jean-Marc Turine, encore lui, professeur de philosophie et de Lettres aux Comores, au début des années 1980, ne dément pas cette corruption généralisée au sein du ministère de l’éducation nationale :

‘Les certificats seront, pour une grande partie, falsifiés pendant la période des vacances. Ainsi, les élèves recalés au BEPC passeront dans la classe supérieure et ceux du bac seront récupérés comme instituteurs pour les classes primaires dans les campagnes468.’

Mais certains employés du ministère de l’éducation nationale ne sont pas les seuls à avoir une morale douteuse. Les sorciers forment une catégorie de personnes peu scrupuleuse et d’imposteurs. Pensons à nouveau à Mma Said partie voir Foundi Shandrabo pour soigner son fils. Le sorcier s’attendait à recevoir honteusement, après la consultation, une triple récompense : des billets de banque, un bélier égorgé et un rapport sexuel avec cette femme d’ailleurs respectable469. Les sorciers ne sont que des charlatans, marchands d’espoirs, vivant – et même s’engraissant ! – de la naïveté et des malheurs des autres. Ils peuvent être sans cœur et même cruels lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs intérêts sont menacés. Pensons au premier sorcier de Guigoz qui, sentant être délogé par Lulé, nouveau sorcier du Guide, a inventé un stratagème, pour faire condamner, sans hésitation aucune, son concurrent à la peine capitale470.

Certaines personnes se réclamant de près ou de loin de la religion prennent aisément leur distance avec la morale. Hadji Mkatriyo, au patronyme chargé de sens (il veut dire Corruption), est parti deux fois en pèlerinage à la Mecque…Et les deux fois, il a été condamné pour détournement d’argent471. Mzé Mchangama a connu le même sort : trois fois parti à la Mecque, trois fois gardé à vue pour escroquerie472. Cheikh Gud Gud, homme de religion respectable avait deux élèves à qui il transmettait un savoir mais dont il se servait, sans nullement se gêner, pour satisfaire ses pulsions sexuelles473.

D’autres personnes, souvent bien placées dans les gouvernements en place ou à la tête d’entreprises d’Etat se permettent de jeter de l’argent dans les mariages des leurs ou d’offrir à leurs épouses des robes très onéreuses achetées dans magasins parisiens474, argent obtenu essentiellement à partir des détournements de l’argent public et de l’aide étrangère, impunément, à la vue et au su de tout le monde475. Pourquoi hésiteraient-elles à agir de la sorte ? Elles ont un compte à rendre à personne vu que cette pratique est condamnée par presque personne. Ici encore, nous pouvons lire attentivement le témoignage de Jean-Marc Turine (toujours lui) :

‘Après le cyclone, le gouvernement comorien a obtenu une aide conséquente : des tôles ondulées pour réparer les paillotes ou pour aménager de nouvelles. A Mutsamudu, Nassuf, le fils chéri de papa Abdallah [alors président de la République], au lieu de les offrir aux plus démunis les a revendues au prix fort. Dans certaines boutiques de Domoni [Ville du président], tenues par des membres de la famille du président, les confitures ou le beurre, enfermés dans des boites métalliques de cinq kilos sur lesquelles est collée l’inscription « Don de la Communauté européenne », sont également vendus sans distinction aux Comoriens comme aux Européens476.’

Précisons que l’aide étrangère apportée par la France, la Ligue Arabe, l’Union européenne, la Banque mondiale, le Fonds Monétaire International, les Nations Unies etc., pays et organisme bien installés aux Comores, subit des malversations avec la curieuse complaisance des donateurs à croire que le but de cette aide consiste moins à soutenir l’économie de ce pays qu’à soulager une bonne conscience humanitaire477.

C’est toujours très facile de tirer sur les élites. Mais tout de même on ne peut pas le taire : les élites comoriennes sont majoritairement corrompues. Mais elles ne sont pas les seuls : la corruption dans ce minuscule archipel perdu dans l’Océan Indien reste un sport national disposant de plusieurs supporters. Tout responsable essaie d’abuser de son pouvoir ; tout le monde veut tirer un profit maximum d’un Etat qui n’est pourtant riche que de sa pauvreté ; tout le monde veut la gratuité ; tout le monde veut des lois mais appliquées seulement, bien entendu, aux autres : « Contrairement à ce que veut une imagerie ingénue, la corruption, la prédation ne sont […] pas l’apanage des puissants. Elles sont des conduites politiques et sociales que se partagent la pluralité des acteurs, sur une plus ou moins une grande échelle478. » Les anciens dirigeants – qui ont torpillé les biens communs – n’ayant pas de sentiment national, ne l’ont logiquement pas inculqué aux nouvelles générations par l’intermédiaire de l’école par exemple.

Cessons d’être trop injuste : Etat de droit, protection et développement des biens communs, etc. restent des idées défendues par les hommes politiques comoriens quand ils sont dans…l’opposition.  Nous ne sous-estimons pas la difficulté d’exercer toute responsabilité et a fortiori celle de conduire les affaires publiques d’un pays. Seulement, si aux obstacles liés à l’exercice de ces charges si lourdes à porter s’ajoute le clientélisme, la prédation, le mépris des biens publics, il sera franchement laborieux de s’en sortir et surtout de ne pas être la risée de tout le monde. Qu’on ne déplore pas alors le mépris des Occidentaux qui en profitent pour le distribuer fort généreusement !

Tableau foncièrement sombre mais aucunement désespérant si l’on en croit le romancier qui, ailleurs, préconise deux solutions à toute cette Afrique impuissante issue des indépendances toutes deux empruntées à l’Occident individualiste et libéral : « Lorsque la méritocratie sera devenue la règle, le népotisme, l’éthnisme et le séparatisme seront les exceptions. Si la compétition pouvait se situer sur le plan économique au lieu de l’être sur le plan social479. » La solution aux problèmes de l’Afrique se trouverait dans la méritocratie et le libre échange économique.

Notes
463.

Ibid., p. 59.

464.

Ibid., p. 208.

465.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 68.

466.

Au lendemain de l’indépendance, les Comores se sont retrouvés avec une insuffisance d’enseignants pour faire fonctionner le système éducatif. Le pays avait donc fait appel à des enseignants étrangers notamment Français, Belges, Africains (du Nord ou de l’Afrique subsaharienne) qui sont restés une quinzaine d’années, le temps de former la relève.

467.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 36-39.

468.

Jean-Marc Turine, Terre noire. Lettre des Comores, op. cit., p. 22.

469.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 69-74.

470.

Ibid., p. 127-132.

471.

Ibid., p. 76.

472.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 88.

473.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p.., p. 77.

474.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 242.

475.

Ibid., p. 107.

476.

Jean-Marc Turine, Terre noire. Lettre des Comores, op. cit., p. 35-36.

477.

Ibid., p. 116.

478.

Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre [1989], Paris, Fayard, 1996, p. 291.

479.

Mohamed Toihiri, « Xala ou l’impuissance du postcolonisé », Samba Diop, sous la direction de, Fictions africaines et poscolonialisme, Paris, L’Harmattan, « Critiques Littéraires », 2002, p. 174. C’est nous qui soulignons.