2. Les ressortissants français : des dégénérés ?

C’est au comte de Cassel, un jeune Français, désirant vainement la main de la comtesse de Kadiftchene qu’est appliqué le vocable de dégénéré : c’est probablement son « physique de dégénéré » qui aurait dissuadé la jeune fille, au demeurant fort chagrinée par l’assassinat de son copain par un skipper, de n’éprouver pour lui que de l’affection508.

Mais l’idée (et non le vocable) d’une France dégénérée dans le roman est plus ancienne puisqu’on la retrouve déjà dans La République. Elle éclate au grand jour, lorsque lors des tractations des partis d’opposition préparant le coup d’Etat qui va mettre en place le régime révolutionnaire, le parti CO.PA.SO. change de porte-parole à la dernière minute. Et pour cause : Moutui, professeur de Lettres, représentant initialement prévu du parti, cultivé, éloquent et intelligent, est considéré comme trop mou pour la situation conflictuelle qui va régner dans cette réunion : « La France l’avait émasculé de sa pugnacité africaine509. » On l’aura compris : ici, c’est le Comorien qui est dégénéré mais à cause de « […] de son long séjour au Quartier latin […]510 ». Est-ce à dire que le roman sous-entend que la France est un pays très doux qui se promène dans le monde avec un laurier à la main, ou que les relations humaines en France sont des plus apaisées ? Bien sûr que non. Il faut comprendre par là, nous semble-t-il, que la brutalité et la violence françaises sont feutrées et donc difficilement perceptibles par l’œil insuffisamment avisé. Ce qui est autrement plus dangereux.

Attardons-nous justement un instant sur le cas de Moutui. En fait, à travers son éviction aussi brutale qu’inattendue, son parti fait d’une pierre deux coups : écarter un porte-parole pas insuffisamment coriace et repousser la France. Car c’est, incontestablement elle qui est visée puisque ce jeune professeur est tout simplement le représentant non pas de la France (il n’est pas Français) mais de la culture et de l’esprit français : attachement au beau discours et son avatar l’amour de la parole pour la parole, courtoisie même dans l’adversité, répugnance à humilier publiquement l’ennemi511…Deux raisons au moins expliquent cette mise à l’écart : l’une est idéologique et l’autre, découlant de la première, est politique. Idéologique car le CO.PA.SO. est un parti politique anti-impérial, et donc forcément anti-français. Politique car à l’heure où l’on s’apprête à rompre avec l’ex-puissance coloniale, il serait pour le moins maladroit de garder ses façons de penser. D’ailleurs, Moutui a été remplacé par Samedine dont l’esprit, de par sa formation, est considéré plus proche de celui de l’Est.

Affinons un peu plus le raisonnement. Cette marginalisation de Moutui préfigure peut-être non seulement la rupture diplomatique avec la France qui interviendra après le coup d’Etat mais aussi, nous semble-t-il, la brutalité incontrôlable du régime révolutionnaire car en écartant juste avant d’accéder au pouvoir un homme si modéré et si policé, on rompait, du même coup avec le sens de la mesure dont ne devrait jamais se départir tout dirigeant. L’exclusion de Moutui n’est donc pas lié seulement à son caractère de « dégénéré » mais bien au sentiment anti-Français que le régime révolutionnaire va tenter de distiller dans les veines de ce pays ! Mais revenons justement à notre chère dégénérescence française.

La violence contre la France peut être silencieuse comme dans le cas que nous venons d’examiner. Mais elle peut être également bruyante. Ainsi apprenons-nous que c’est un Français qui a donné l’envie à son ami comorien devenu politique de grande renommée de pratiquer le tourisme sexuel particulièrement dans les milieux pédophiles en lui indiquant un endroit favorable à ce genre de pratiques : Brodway à New York512.

Autre marque de dégénérescence française : la pulsion meurtrière irrépressible qui de fait abâtardit ce pays et l’exclut de l’humanité. Ainsi Guigoz laisse-t-il sous-entendre que la France aurait tué un homme politique comorien, bien sûr, pour la raison d’Etat : défense des intérêts supérieurs de la Nation. Et pour affermir cette idée, il convoque des épisodes sombres de l’histoire mondiale : « »Allons c’est possible. Ces Blancs, ces bâtards de chien sont capables de tout. N’ai-je pas lu quelque part que lors des croisades, ils s’adonnaient à des actes d’anthropophagie513 ? […]» ».

Les amabilités prononcées à l’endroit de la France ne se réduisent pas à cela. On apprend que les Français sont des corrompus notoires, particulièrement ceux de « La Légation » (comprendre de l’Ambassade de France aux Comores), qui échangent des visas d’entrée en France contre des sommes astronomiques, des bijoux ou alors pour les personnes insolvables, contre des rémunérations en nature514. Les Français, du moins certains coopérants, considèrent les Comores comme un défouloir, et une fois arrivés sur place, ils libèrent joyeusement leurs pulsions longtemps dissimulées en métropole qui ont pour noms homosexualité masculine et féminine (condamnée par Dieu et sévèrement sanctionnée à l’au-delà515), alcoolisme, pédophilie, attirance obsessionnelle pour la couleur noire laquelle a toujours pourtant camoufler un réel racisme516. Ce décalage entre leurs discours (négrophobes) et leurs pratiques (négrophiles) est particulièrement amusant :

‘« Leur anathème à mon égard [pense Aubéri, se voyant par anticipation reprochée de sortir avec un Comorien par ses compatriotes] n’empêchera pas ces moralisateurs de plonger avec délectation dans les turbulences des fesses fermes de ces petites Comoriennes et même de se faire gogoter par ces impubères insulaires. La rumeur ne dit-elle pas que certaines de ces bourgeoises à cheval sur la morale et si promptes à défendre leur race, s’activent à défaire les lesso, les chiromanis, les saluvas, les bwibwis et les gaunis – habits locaux – des jeunes Comoriennes ? Il est de notoriété publique que ce sont les Européennes qui ont introduit le saphisme dans ces îles, au grand dam des maris, des fiancés, des parents et des responsables religieux517. »’

Les Françaises ? Les responsables de l’introduction du saphisme aux Comores ; et par esprit de concurrence, ce sont les Français qui ont généreusement apporté le sida à ce même pays. Et l’agent de propagation a pour nom Jacques-Edouard de Montbasquet, un coopérant, ironie de l’histoire, au ministère de la santé comorien, chargé du département hygiène et pollution. Il a déjà fait sa première victime en la personne de Nadar, un bel adolescent intelligent de dix-sept ans, en classe de première, qui se préparait à poursuivre des études de médecine après son baccalauréat : il lui restait à peine un trimestre de vie518. Mais Nadar ne sera logiquement pas sa dernière victime puisque M. de Monbasquet disposerait d’une cour de jeunes Comoriens qu’il retient à coup de cadeaux, de billets de banque et de voyages :

‘Ce nom de Jacques-Edouard était très connu dans tout Moroni comme étant l’un des grands mtra ntsahaya – pédérastes – de l’île. Il aurait eu même une cour de jeunes Comoriens qu’il aurait entretenus. Il aurait emmené quelques-uns en vacances en France, aux US ou à Bruxelles. Il aurait mené une vie si dépravée que même à « la Légation » on s’en serait trouvé gêné. Mais son nom l’aurait protégé519.’

On ne croira pas trop rapidement que Français ont le monopole des mœurs dépravées ! Ruthmans, un professeur belge de théologie, chargé d’enseigner la morale aux petits et jeunes Comoriens, par ailleurs chef de famille, s’est mis à rentrer tard et à rejeter systématiquement  sa fidèle épouse. Cerise sur le gâteau : il a changé progressivement son apparence et son style d’habillement en se mettant à la colorier en rouge ses cheveux et à porter des vêtements très teintés (excentrique ou extravagant, c’est selon)520. Et pour cause : une femme rousse, qui refuse rarement d’accorder ses faveurs aux hommes qui les sollicite, est intervenue dans sa vie bien rangée et monotone, pour l’épicer ! Et le dévot succomba ! Ainsi, les voit-on ensemble la main dans la main, en plein Moroni, dans les boites de nuit ; l’homme pieux oubliant l’engagement pris devant Dieu de rester fidèle ad vitam aeternam à son épouse qui n’a que ses yeux pour pleurer ! L’homme, complètement dominé par sa nouvelle connaissance, rapatria sa femme, au grand dam des coopérants horrifiés, et se maria avec la nouvelle521.

La concurrence et la compétition étant les choses les mieux partagées en Europe capitaliste, les Français n’allaient quand même pas se laisser battre par les petits Belges ! La femme de l’Ambassadeur de France décida de défendre l’honneur de son pays en se faisant schizophrène mue en réalité par la douleur et la solitude devenues folie522 occasionnée par la lassitude de son séjour comorien qu’elle n’a pas choisi mais que son mari, à qui elle est liée par le besoin (il n’y a pas que les Comoriennes qui soient vénales ! ), lui imposa :

‘L’astuce qu’elle avait trouvée était le dédoublement de la personnalité. Cette charmante dame, racée, cultivée, assumait admirablement son rôle de femme de diplomate lors des réceptions officielles. Elle faisait honneur à toute la colonie par son tact, son esprit, son intelligence et son art de recevoir : incarnation du charme de la bourgeoisie blanche.
Mais dès qu’elle se trouvait seule dans sa villa, isolée à la « la Légation », elle se métamorphosait. Elle enlevait ses robes de chez Lacroix, ses chaussures Cardin, ses Bijoux Boucheron, se désimprégnait de son parfum Nina Ricci. Elle revêtait saharé et subaya, ces vêtement traditionnels du pays, s’imprégnait de patchouli. En guise de pendentifs, elle arborait des pendeloques en coquille découpée dans une écaille de carapace de tortue mohélienne. Autour de ses hanches elle mettait des clochettes qui tintinnabulaient comme celles des chèvres lorsqu’elle se déplaçait523.’

Cette femme, repérée par Koko Kari, une vieille dame, à la tombée de la nuit, avant d’amuser la population qui a fini par la reconnaître et s’accommoder de ses travestissements qu’elle trouvait par ailleurs sympathiques524, intrigua Foundi Kéri-Bahi, un sorcier, qui, sollicité par la vieille dame, dut d’urgence réunir tous les sorciers du village pour agir contre l’apparition de cette diablesse525.

Les Français donc ? Des dépravés. Est-ce pour cela que la population comorienne, musulmane, se méfie d’eux et de leurs savoirs ? Il ne serait pas excessif de le penser car le seul attachement à la religion ne peut pas être la seule raison de la marginalisation relative des détenteurs des savoirs occidentaux. Voyant leurs mœurs si éloignées des leurs, les Comoriens se disent qu’accorder de la place à ceux que, peu ou prou, pensent comme les Français (et dans une large mesure les Occidentaux), revient à introduire une dose de dégénérescence dans leur culture, ce à quoi, ils sont fermement opposés. Rappelons-nous de l’occupation de l’espace dans la mosquée du vendredi : les médecins, ingénieurs et pilotes de ligne n’étaient franchement pas les mieux placés526.

Notes
508.

Mohamed Toihiri, Le Kafir., op. cit., p. 26. C’est nous qui soulignons.

509.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 36.

510.

Ibid., p. 36.

511.

Ibid., p. 36.

512.

Ibid., p. 42.

513.

Ibid., p. 51.

514.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 27.

515.

Zaky, ancien ami d’enfance de Issa et Mazamba décédé mais revenu à l’occasion du mariage du premier affirme payé son homosexualité. Au deuxième qui lui demande s’il est au paradis vu qu’il était ce qu’on pourrait appeler un musulman pratiquant, voici ce qu’il répond  : « - Eh non, mon ami. Tu ne le savais pas mais j’étais le petit ami du grand ébéniste du village. […] En plus on me fait payer les petits joints que nous nous fumions dans nos vallas [cabanes]. », Ibid., p. 160. Condamnation de l’homosexualité ou d’un Dieu intolérant et répressif ?

516.

Ibid., p. 27.

517.

Ibid., p. 45.

518.

Ibid., p. 111-112.

519.

Ibid., p. 113. C’est le romancier qui souligne.

520.

Ibid., p. 29-30 et 31.

521.

Ibid., p. 30-31.

522.

Ibid., p. 36.

523.

Ibid., p. 32-33.

524.

Ibid., p. 36.

525.

Ibid., p. 33-36.

526.

Ibid., p. 60-61.