B. Mazamba : le réformiste

Une analyse trop superficielle ou rapide pourrait mettre en avant la position sociale de Mazamba et en conclure, sans finesse, qu’il n’est qu’un bourgeois. Une telle analyse s’appuierait sur son métier (les médecins ne sont pas réputés être des gauchistes !) et sa condition matérielle assez confortable (il a une belle maison bien décorée et meublée, deux voitures – une pour elle et une autre pour sa femme –, sa fille est scolarisée dans une école privée et il passe ses fins de semaine dans un hôtel luxueux du pays). Une telle thèse ne résisterait pas une seconde à la confrontation sauf à décréter qu’une personne de bonne condition financière ne peut pas être de gauche. Ce qui serait idiot : ce n’est pas quand même une honte de ne pas être dans le besoin ! Et a fortiori pour quelqu’un qui a amélioré sa situation par son travail – ce n’est pas un rentier.

Mazamba est un homme de gauche et le narrateur prend soin de nous le dire :

‘[…] Mazamba prit conscience qu’il y avait différentes races sur terre et qu’il faisait partie de celle des opprimés.
Alors il se sentit brusquement en communion avec tous les exclus, avec les Xhosas de l’Azanie, les Niggers de la Pennsylvanie, les Juifs de Varsovie, les Palestiniens de la Samarie, les Manouches de la Roumanie […]537.’

Mazamba est un homme intellectuellement très bien formé qui a consenti très longuement à la rigueur de l’école et à sa devise : soumission pour une libération. Rentré aux Comores, il travaille à l’hôpital – croit donc au service public, c’est-à-dire à l’Etat garant en principe de l’intérêt général – ; il officie également à son cabinet538 – croit à l’initiative individuelle –, ce qui d’ailleurs lui offre une autonomie financière et donc une liberté de pensée et de parole539dans un pays où presque tout le monde se plie devant ceux qui ont le pouvoir. Comment oublier qu’il a tenu tête au président de la République pourtant escorté par ses mercenaires qui faisaient allègrement la pluie et le beau temps dans ce pays540 ?

C’est un homme qui refuse de se coucher devant les autres, fussent-ils des porte-paroles de Dieu ; c’est surtout quelqu’un qui interroge les mots et choses. Ainsi, dans un pays musulman où le maître coranique et l’imam (souvent très insuffisamment formés mais que tout le monde respecte parce que détenteurs de la parole divine), pense que : « […] Dieu aimerait surtout voir les hommes le craindre, pratiquer la charité, s’aimer les uns les autres, donc éviter de faire le mal541 » ; il formule sa propre vision de la religion : « […] un islam fait d’amour pour son prochain, de tolérance, de rectitude et de probité dans la vie de tous les jours, de justice, d’humanisme, de refus de se remplir les poches en vidant les caisses de l’Etat542 […] » ; et non se servir de la religion pour la promotion sociale comme c’est le cas aux Comores. C’est donc un homme qui refuse l’ordre établi mais qui ne croit pas à la violence pour l’institution d’une société nouvelle comme Guigoz ; il veut penser autrement. Il le fait d’ailleurs contre la tradition et la religion. Ajoutons à cela que c’est un homme qui doute en permanence543 alors que sa position aurait pu lui offrir des certitudes bien arrêtées auxquelles s’accrocher et n’aspire qu’à une chose : conduire sa vie, guidé par la raison544, comme il l’entend.

Bien qu’il soit très agressif envers Montbasquet, ce Français agent de propagation du sida aux Comores, Mazamba est un homme assez tolérant : à l’hôpital, il est d’une douceur incroyable avec Nadar545, un adolescent séropositif qui a attrapé le virus par transmission sexuelle alors qu’aujourd’hui encore, aux Comores, les homosexuels sont considérés comme des pestiférés et les séropositifs comme des infréquentables promis à l’enfer pour l’éternité !

Mazamba n’aime pas le comportement pour le moins méprisant des Français mais il a foie en l’homme, quelque soit sa couleur546 ; il reste un homme ouvert : il abandonne sa femme comorienne pour une Française ; musulman, il entre sans hésitation dans une église dans laquelle il fait l’amour avec cette dernière547, il boit de l’alcool548.

Au cours d’un séjour de travail en Afrique du Sud ségrégationniste, il vit la réalité de la politique de l’apartheid et participe même à une manifestation la contestant à l’université549. Cela ne l’empêche pas pour autant de croire à une réconciliation interraciale550. En cela, c’est un homme de compromis.

Mazamba : un homme proche des exclus (participe à des manifestations), qui a foie en à l’Etat et à sa mission de service public (il travaille à l’hôpital), à l’initiative privée (il a un cabinet privé), voulant conduire sa vie comme il entend sans la pression de la communauté (individualiste). Voilà un parfait portrait de social-démocrate551.

Encore un mot : Mazamba croit à la politique mais seulement quand elle libère et rime avec service rendu aux autres. Ministre, il sacrifie sa vie pour tuer les mercenaires afin de libérer son pays de leur multiples violences : c’est un incontestablement un patriote et non un nationaliste (comme Guigoz). En cela, le véritable héros du roman toihirien n’est pas Guigoz, dictateur sanguinaire prêt à tout pour garder et renforcer son pouvoir personnel, mais Mazamba : véritable combattant de la liberté, c’est-à-dire celui qui ne sort pas la population de l’oppression coloniale pour immédiatement la plonger dans une autre subordination beaucoup plus violente au nom d’une idéologie libératrice : celle du goulag indiaocéanique. Autrement dit le véritable révolutionnaire, c’est-à-dire le véritable militant n’est pas Guigoz mais Mazamba dont le style de vie constitue un modèle, un témoignage de vie, c’est-à-dire une : « […] rupture avec les conventions, les habitudes, les valeurs de la société [qui] manifest[e] directement, par sa forme visible, par sa pratique constante et son existence immédiate, la possibilité concrète et la valeur évidente d’une autre vie, une autre vie qui est la vraie vie552. »

Notes
537.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 129-130.

538.

Ibid., p. 46.

539.

Un médecin généraliste aux Comores perçoit le même salaire qu’un enseignant de niveau maîtrise (250 €/mois) qu’il perçoit comme tous les autres fonctionnaires de façon très irrégulière – un euphémisme pour la décence du propos.

540.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 192-198.

541.

Ibid., p. 59.

542.

Ibid., p. 178.

543.

Ibid., p. 178.

544.

Ibid., p. 186.

545.

Ibid., p. 111-115.

546.

Ibid., p. 208.

547.

Ibid., p. 137-141.

548.

Ibid., p. 122 et 157.

549.

Ibid., p. 134.

550.

Ibid., p. 133.

551.

Lire sur la question de la social-démocratie, Jacques Attali, La Voie humaine, Paris, Fayard, 2004.

552.

Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France. 1984, Paris, Gallimard/Seuil, « Hautes Etudes », 2009, p. 170.