Troisième partie : Réception du roman

I. Le destinataire du roman

Deux lecteurs principaux sont inscrits dans le roman toihirien : un lecteur comorien et un lecteur français.

En fait, avant la publication de ce romans, on a repéré trois vagues de formation de l’élite comorienne qui vont constituer le premier lectorat comorien. La première vague est formée globalement d’anciens petits fonctionnaires. Elle devient visible en accédant aux responsabilités à partir de la fin des années 1940 (elle va diriger le pays, à partir de cette date, avec la puissance coloniale). La deuxième se fait jour dans les années 1960 quand rentrera aux Comores une jeunesse souvent de bonne famille formée à Madagascar ou en France mieux éduquée (beaucoup plus diplômée que la première tranche), rebelle et assoiffée de pouvoir553. La troisième est composée de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur dont quelques uns iront jusqu’au doctorat.

C’est bien cette élite-là, premier lectorat comorien, qui est inscrite dans le roman toihirien de par les thèmes qui y sont développés. En effet, en écrivant l’histoire comorienne, fût-ce la plus récente, en déclinant l’identité nationale (voir la première partie de ce travail) et en développant une critique virulente de la société comorienne (deuxième partie), des thèmes qui somme toute concernent au premier chef des Comoriens, Mohamed Toihiri semble viser cette petite élite comorienne capable d’acheter, de lire et de comprendre de tels sujets, avec laquelle il souhaite entrer en communication ou en débat, ou dont il espère tout simplement attirer l’adhésion, la complicité et la connivence. Pari réussi du reste parce que, d’une part, c’est bien cette élite-là qui a réagi à la publication de La République (voir les pages suivantes sur les premiers lecteurs de ce roman), et d’autre part les rares commentateurs du roman toihirien qui se succèderont par la suite sont essentiellement comoriens.

Mais le roman toihirien vise également un lecteur français. Et ici texte et paratexte nous seront d’un très grand secours. En effet, sur le plan de la langue, le romancier tente presque à chaque fois qu’il se sert d’un mot comorien de le traduire. On devine sans trop de mal que ces traductions ne sont pas destinées à l’évidence au lecteur comorien mais bien à un lecteur étranger, façon de marquer la diglossie. Cela se fait soit à l’aide d’une apposition : « chiromani554 » (voile fleuri que portent les Anjouanaises), d’explication entre deux tirets : « wababas555 » (ceux qui ont accompli le grand mariage), ou d’une explication à la manière des dictionnaires : « trémbo556 » (boisson locale tirée des palmes de cocotier », nous restons jusqu’à là dans le domaine du texte et ces procédés sont surtout employés dans Le Kafir ; ou encore à l’aide de notes infrapaginales (le paratexte), procédé surtout utilisé dans La République : « Wazoungous557 » (Blancs), « madaba558 » (feuilles de manioc), « koffia559 » (bonnet blanc)…

Mais ce sont les thèmes du roman qui restent décisifs dans la définition de l’inscription du lecteur français dans le roman toihirien. En fait, on le sait depuis longtemps : le romancier africain écrit essentiellement, quoi qu’il dise, pour un public occidental à cause des raisons que l’on connaît (l’étroitesse de l’espace éditorial africain et la maigreur de son lectorat). Et pour cela, il développe, invariablement, des thèmes susceptibles de capter son lectorat comme l’amour mixte, l’exotisme, le métissage culturel, la vie enfermée des Européens en Outre-mer ou à l’étranger560… Eh bien, aucun de ces thèmes ne manque dans le roman toihirien. Ainsi, retrouve-t-on l’amour mixte avec Aubéri et Mazamba, l’exotisme dans la façon que le romancier décline les « manières » de vivre des Comoriens, le métissage culturel avec la figure de Mazamba (un Comorien occidentalisé) voire même le métissage biologique avec la naissance de Umuri (fils de Mazamba et Aubéri : petit garçon « café au lait ») et la vie murée des Européens vivant aux Comores mais ignorant complètement les Comoriens.

Notes
553.

Mahmoud Ibrahime, La Naissance de l’élite comorienne (1945-1975), op. cit.

554.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 25.

555.

Ibid., p. 61.

556.

Ibid., p. 21.

557.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 59.

558.

Ibid., p. 69.

559.

Ibid., p. 94.

560.

Mohamadou Kane, « L’écrivain africain et son public », Présence Africaine, art. cit., p. 16-17.