Une préférence française

Est-il étonnant si Mazamba part chercher son bonheur ailleurs ? En fait deux figures féminines s’opposent nettement dans Le Kafir : Kassabou Wa Wussindé, femme comorienne et épouse du Docteur Mazamba et Aubéri de Kadifcthene, une française, jeune professeur de français et maîtresse du même homme. Dès le début du roman, le lecteur apprend que Mazamba se méfie de son épouse581 et que celle-ci a développé une rapport très conflictuel avec son mari582. On sait également qu’elle est femme au foyer583 et bonne cuisinière – incarnation de la femme comorienne584. On apprend encore que Kassabou est aussi mesquine585 que médisante586. Eternelle plaintive qui ignorerait naturellement – ignorance que n’aurait pas corrigée son éducation ! – ce que signifie aimer587. En lisant en profondeur le roman, force est de constater que Kassabou manque en effet d’attention588 et de tendresse589 ; incapable d’exprimer explicitement, par des gestes – autres que les tâches ménagères dont elle s’acquitte à merveille –, son amour à son mari, question de culture car cela reviendrait pour elle à perdre sa dignité590, ou de profiter simplement des petites choses de la vie591.

En fait, à la réflexion, Mazamba veut que son couple soit un lieu de refuge sécurisant (ce qui n’est pas trop demandé), que sa femme soit à la fois femme, amie et intellectuelle esthète. Mazamba, homme, demande à Kassabou, sa femme, d’être Mazamba, ou si l’on préfère, Mazamba demande à Kassabou d’être sa photocopie certifiée et conforme ! Egoïste et égocentrique ! C’est à l’évidence beaucoup trop demander. En effet, Mazamba n’est pas traversé comme la plupart des mortels par les deux contradictions inhérentes à l’amour relevées par Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut : « un désir d’institution pour conjurer le hasard, mettre fin au risque de l’exclusion, se prémunir à tout jamais de la solitude et du refus [et] un désir d’aventure pour échapper au rituel dans l’évidence de la rencontre592. » A la place de la recherche d’aventure, Mazamba positionne l’exigence d’une complicité philosophique et esthétique. Qu’un homme demande tendresse à sa femme, rien de plus normal d’autant que depuis le XVIIème siècle, la tendresse constitue l’outil dont se servent les femmes pour attirer – dominer ? – les hommes dans un terrain sentimental auquel ils peinent à résister593. Qu’il lui demande en plus de partager ses positions philosophiques, c’est forcément trop demander.

« Dans le couple […] les partenaires utilisent de plus en plus l’évaluation critique propre au modèle de l’individu rationnel. Généralement sous forme d’une pensée parallèle où sont secrètement comptabilisés les mauvais points […]594 ». Justement, rien de Kassabou, dans son rapport à Mazamba, ne nous est économisé  : son attitude n’est que foncièrement négative et elle a l’air de ne se plaire que dans le malheur :

‘Elle n’était pas de ces personnes qui transforment l’angoisse en délice. Au contraire elle était de celles qui allaient chercher ailleurs le malheur si elles ne l’avaient pas à la maison, à transformer un bobo en cataclysme biologique. Elle aimait raconter avec une délectation vicieuse des mauvaises nouvelles, à se plaindre, à faire une tête d’enterrement […] Ces redoutables jérémiades ne l’avaient jamais empêchée de se sentir subitement en forme dès qu’une commère surgissait et qu’elles pouvaient médire avec plaisir. Elle était très à l’aise dans le persiflage, la bougonnerie, les criailleries et le scandale595.’

Kassabou étouffait son mari dans ses aspirations et avait l’art de gâcher les plaisirs quotidiens. Intégriste sur le plan spirituel, elle était en plus immorale, superstitieuse, dualiste dans sa vision du monde et bardée de certitudes. Ajoutons à cela son appétence immodérée pour les biens terrestres596. Kassabou ne s’intéressait qu’au pur matériel : « Chez elle, tout était conditionné à l’argent, à l’or, au nombre de vaches, de terrains, de marmites, de casseroles, d’assiettes, de tasses, de robes, de chaussures qu’elle avait ou qu’elle pourrait avoir597. » A ce goût prononcé pour les biens matériels, nous pouvons ajouter celui de l’argent facile et du pouvoir : Kassabou désire ardemment le retour de son mari au foyer familial « Surtout maintenant qu’il est Ministre598. »

Kassabou ? Une froide matérialiste. Une femme sans qualités : terriblement agressive, voire même insultante, incapable de la moindre autocritique599, jalouse au point d’être à deux doigts de perdre la tête (elle s’en prend inutilement à l’innocente Lafüza600), une femme à l’ego surdimensionné, très fière de sa précieuse personne, si bien qu’après l’absence prolongée de son mari, alors qu’elle sait dépendre complètement de lui, se rendre à son lieu de travail pour demander des explications rimerait pour elle avec abaissement601.

Les choses sont claires : le narrateur a dressé un sévère réquisitoire contre Kassabou : nulle part dans Le Kafir, on trouve rien qui puisse plaider en sa faveur. Tout au plus concède-t-on qu’elle est bonne cuisinière602. En fait, Justin K. Bisanswa, a fait remarquer qu’il y a peu d’amours heureuses dans le roman négro-africain. Du coup : « Chacun s’efforçant de fuir la monotonie de la vie conjugale, l’on ne dénombrera pas les amours adultères, non plus qu’on ne recensera les enfants illégitimes dans le roman africain contemporain603. »

A la figure de Kassabou Wa Wussindé, épouse de Mazamba, s’oppose directement celle de Aubéri de Kadiftchene, maîtresse du même homme. Comparaison qui s’impose comme naturelle. Quelques pages après le début du roman, nous apprenons que cette jeune professeur de français non seulement parle à celui qui va devenir son amant (contrairement à Kassabou) mais aussi et surtout maîtrise parfaitement le discours (elle est quand même professeur de Lettres) : elle sait trouver les mots justes et agréables à employer face à un interlocuteur de qualité comme le Dr Mazamba. Souvenons-nous de ce mot plaisant et touchant qu’elle a laissé à ce dernier quand elle a dû manquer leur premier rendez-vous :

‘[…] Je me trouve dans l’obligation de partir voir une copine que l’on évacue dans l’avion de ce soir à destination de Paris.
Je suis la première désolée de ce contretemps. J’espère que nous nous reverrons le plus tôt possible ; je vous laisse me fixer le jour, l’heure et le lieu de notre prochaine rencontre ; je suis sûre que vous aurez la galanterie de ne pas laisser languir une jeune femme604.’

Impossible de ne pas répondre favorablement à une lettre si courte mais si longue par son contenu : justification de son absence et présentation d’une excuse ; beauté du vocabulaire employé (« galanterie », « laisser languire »), lancement d’une nouvelle invitation pressante et marque d’attention pour le Dr Mazamba…Tant de choses que ce dernier n’a jamais ni trouvé ni aperçu chez son épouse ; de quoi lui tourner la tête.

Mais ce ne sont pas là les seules qualités de la jeune femme. Aubéri est une personne honnête, qui dans un pays miné par la corruption, voyant pourtant ses collègues en profiter, refuse de les rejoindre dans cette pratique avilissante : elle refuse de mettre une bonne note au baccalauréat de français à un élève contre une somme substantielle605 – goût modéré pour les biens matériels déjà sensible dans le métier qu’elle exerce. C’est aussi une femme libre visiblement sensible aux plaisirs de l’existence – n’espère-t-elle pas discrètement que Mazamba l’invite à prendre un dernier verre dans sa chambre d’hôtel après une longue soirée au restaurant606 ? –, aventureuse – elle propose à Mazamba, avec un fort souhait de le convaincre, un bain de minuit607 ? –, spontanée et nullement coincée – elle se dénude, impudiquement, devant Mazamba608 ou fait l’amour avec celui-ci dans une église en Afrique du Sud609 –, délicate et très fine610, caressante611, attentionnée et soucieuse de la vie de son amant – elle est tétanisée quand elle apprend son cancer612. Amoureuse de Mazamba, Aubéri se montre audacieuse en s’apprêtant à l’assumer en affrontant le regard incendiaire et désapprobateur des coopérants blancs racistes officiant aux Comores mécontents de surprendre une aryenne sortir avec un « Nègre des îles613 » ! Aubéri est restée par ailleurs profondément fidèle à son amant même après son décès : elle a élu les Comores comme patrie au point de continuer à y vivre et d’y accoucher – contrairement à tous les expatriés français ou à l’élite comorienne qui se font soigner en France – et a prénommé son fils Umuri conformément à ce qu’elle avait promis à Mazamba614.

Résumons. Sévère réquisitoire contre Kassabou et véritable plaidoyer pour Aubéri. Mais le narrateur va encore plus loin en énonçant une comparaison explicite qui tranche nettement en faveur d’Aubéri. Une préférence française claire et nette assumée :

‘Aubéri si différente de Kassabou, même au tout début de leurs relations. Aubéri le rire frais et spontané, Kassabou les lamentations et les jérémiades. Aubéri la fantaisiste et Kassabou la fondamentaliste. Ce n’est pas elle qui se baignerait ainsi, toute nue, appréciant les caresses de l’eau sur son corps et riant de plaisir. Il n’avait jamais pu la convaincre d’aller à la plage avec lui615.’

Les choses sont très lumineuses. D’un coté, nous avons un manque de tendresse, une entente impossible, en somme une vie malheureuse, bien entendu aux antipodes de ce que Mazamba avait rêvé, sanctionnée par un divorce616 ; et de l’autre un amour puissant, une attention de tous les temps, une entente visiblement pérenne, bref une vie heureuse. Reconnaissons qu’à moins d’être sadomasochiste, il serait difficile de ne pas préférer la femme française !

Quoi qu’il en soit Mazamba ne porte pas dans son cœur la femme comorienne – et c’est le moins que l’on puisse dire. Serait-il finalement si anti-Français que les services secrets des mercenaires ont bien voulu le noter dans leurs fiches617 ? Peut-être qu’aux Français, il préfère simplement les Françaises ! En somme : une préférence française.

Notes
581.

Ibid., p. 9 et 162.

582.

Ibid., p. 76-77.

583.

Ibid., p. 60.

584.

Ibid., p. 73-77.

585.

Ibid., p. 141.

586.

Ibid., p. 150-151.

587.

Ibid., p. 162.

588.

Ibid., p. 176.

589.

Le manque de tendresse chez Kassabou revient très souvent : p. 162, 177, 178.

590.

Ibid., p. 232.

591.

Ibid., p. 178-179.

592.

Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Le Nouveau désordre amoureux [1977], Paris, Seuil, « Points/Essais », 1997, p. 354.

593.

Jean-Claude Kaufmann, L’Etrange histoire de l’amour heureux, op. cit., p. 113.

594.

Ibid., p. 66.

595.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 177.

596.

Ibid., p. 178.

597.

Ibid., p. 179.

598.

Ibid., p. 232.

599.

Ibid., p. 195 et 196.

600.

Ibid., p. 195, 213, 226 et 231.

601.

Ibid., p. 191.

602.

Ibid., p. 73.

603.

Justin K. Bisanswa, “Poétique du roman africain francophone contemporain”, in Jacques Chevrier, mélanges offerts à, Enseigner le monde noir, Paris, Maisonneuve et Larose, 2007, p. 142. Voir aussi à ce propos F. Fouet, « Le thème de l’amour chez les romanciers négro-africains d’expression française », in Actes du colloque sur la littérature africaine d’expression française. Dakar 26-29 mars 1963, Dakar, Université de Dakar, 1965, p. 139-159.

604.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit. p. 14-15.

605.

Ibid., p. 38.

606.

Ibid., p. 40.

607.

Ibid., p. 41-42.

608.

Ibid., p. 41-42.

609.

Ibid., p. 137-142.

610.

Ibid., p. 42-43.

611.

Ibid., p. 155-156 et 166.

612.

Ibid., p. 156-157.

613.

Ibid., p. 44-45.

614.

Ibid., p. 238 et 253.

615.

Ibid., p. 45-46.

616.

Ibid., p. 177.

617.

Ibid., p. 223.