Méconnaissance et/ou mépris de la culture comorienne

Nul ne l’ignore : la formation tend le plus souvent à la transformation ; le long séjour d’études en France transforme profondément l’étudiant comorien : Moutui a perdu sa combativité africaine618 et Mazamba la connaissance de son pays. Que le Dr Mazamba, formé à Bordeaux pendant à peu près une dizaine d’année, ne veuille plus vivre comme le Comorien lambda, rien de plus normal : c’est le contraire qui eut été étonnant ; qu’il ignore en revanche les réalités consubstantielles à la culture de son pays est surprenant. Sa marginalisation découle partiellement de cette situation, de son incapacité à analyser sa situation et s’y adapter : il n’est plus en France depuis un certain temps ; il vit aux Comores. Car, quoi qu’il en soit, ce n’est pas du tout inutile de s’adapter à la société dans laquelle l’on vit – qu’elle soit celle dans laquelle nous sommes nés ou celle où nous vivons. Qu’on ne croie pas trop facilement que nous professons un réalisme froid, pragmatique et sans sève. C’est simplement qu’une telle inadaptation peut nous conduire à une exclusion pénible à endurer ; et il nous semble plutôt intelligent d’économiser une pénitence. Cas emblématique d'inadéquation, celui de Mazamba : « Mazamba souffrait discrètement […] même si il faisait semblant de ne pas en tenir compte. Il était […] conscient qu’il était écouté par politesse mais méprisé par devoir. Son poids social était léger619. »

Car il s’agit bien d’une méconnaissance de la culture comorienne et de son rapport à l’amour. Car en fait de quoi s’agit-il très précisément ? Mazamba reproche à Kassabou de ne pas exprimer explicitement son amour – de lui lancer des « Je t’aime » à longueur de journée620 et de ne pas être câline –, d’être matérialiste et très sensible aux honneurs. En somme, Kassabou n’est qu’une femme vénale dépourvue de sentiments amoureux621. A tout cela, voici sa réponse : « Quelles autres preuves d’amour veux-tu [Kassabou s’adressant à sa mère], alors qu’on ne lui a jamais dit que j’ai couché avec quelqu’un de sa classe d’âge, il a toujours trouvé prêt la repas lorsqu’il rentre à la maison, ses vêtements ont toujours été impeccablement lavés et repassés ! Han dis-moi s’il y a d’autres preuves d’amour622. » Un peu avant, nous lisons : « […] ce n’était pas la vie conjugale dont il avait rêvé623. » Déception tout à fait légitime. Mais en réalité, Mazamba, ignorant complètement la définition comorienne de l’amour – et de ce côté là Mazamba est, dans une certaine mesure, un homme cruellement acculturé ayant perdu ses repères et donc désarçonné ! – considère que Kassabou ne l’aime pas parce que n’est pas câline, désintéressée – vivre un amour exclusivement d’inclination et non d’intérêt – et libérée sexuellement ; il demande à une Comorienne d’être une Française post-soixante-huitarde. Sauf que manque de chance, les Comores des années 1980 ne ressemblent en rien, sur le plan des mentalités – aujourd’hui si dans une certaine mesure –, à la France et que dans la conception comorienne de l’amour, hormis son côté bourgeois hautain, on ne peut rien reprocher à Kassabou. On mesure en effet l’amour que la femme porte à son mari par la qualité des services qu’elle lui rend : une bonne femme aux Comores doit être une bonne ménagère et une bonne mère. Or, ni Mazamba ni le narrateur, n’insinue nulle part que Kassabou tient mal son ménage ou s’occupe mal de sa fille sauf, bien entendu, quand, déstabilisée par la jalousie, elle crie sur l’innocente Lafüza à cause de l’absence de son père. Dans la culture comorienne, Kassabou est certainement une bonne femme. Il Docteur semble attiré par la femme française parce que son amour est d’inclination et non d’intérêt (c’est son droit le plus élémentaire). Il donne l’air de croire naïvement qu’il en a toujours été ainsi en France. Lacune historique et sociologique colossale ! C’est simplement le résultat d’une révolution du sentiment déclenché au dix-huitième siècle624. Une femme peut aimer, sans penser forcément à l’argent, quand elle est indépendante financièrement, ce qui n’est toujours pas le cas de la femme comorienne restée aux Comores. Il suffit de voir celles qui vivent en France pour voir qu’elles sont légèrement différentes de celles qui vivent aux Comores : elles sont mues plus par les sentiments que par autre chose. N’oublions pas qu’elles sont les premières victimes des mariages d’intérêts souvent arrangés par les familles. Et puis n’oublions pas trop vite que si cela est possible, c’est grâce aux hommes toujours heureux de pouvoir s’offrir des petites préadolescentes et adolescentes à peu de frais !

Autre affirmation fondée elle-aussi sur une incompétence. Il s’agit de l’inexistence en comorien de certains mots renvoyant à l’amour : « Elle [Kassabou] n’a jamais su aimer, affirme-t-il à Aubéri qui vient de lui dire qu’elle l’aime, parce qu’elle n’a jamais appris ce que aimer veut dire. Elle n’a jamais vu ses parents se manifester de la tendresse. Même les mots tendresse, affection et amour sont inexistants dans notre langue. On est obligé d’aller les emprunter au français et à l’arabe. On utilise le mot «mahaba». Mais il est impudique de le prononcer. Alors on préfère le mot «aimer» ou «amour» de votre langue. Donc elle [Kassabou] et tant d’autres Comoriennes n’ont jamais su manifester leur amour. Leur amour est toujours teinté de vénalité625. » Simplifions : aux Comores, on ne sait pas aimer sauf par intérêt. Affirmation aussi bien brutale que terrifiante digne des pires moments de la période coloniale. Elle eut été écrite ou prononcée par une personne blanche que cela aurait provoqué un tollé ! Elle ne résiste pas surtout une seconde à la confrontation. Car comment croire un seul instant que telle population située à tel point du monde ne sait pas aimer ? L’homme, unique mais divers, agit toujours en fonction de sa culture. Pour autant cesse-t-il vraiment d’être homme ? Ou les notions sont-elles définies de la même manière de partout dans le monde ? Est-ce la même chose d’être à gauche aux Etats-Unis qu’en France ? En vérité, Mazamba, francophile impénitent, observe le monde seulement avec des lunettes françaises ! On ne s’empressa pas brutalement de jeter l’anathème sur lui car après tout on est toujours le fils de son école.  Mais être le fils de son école et critique de cette même école ne sont pas forcément inconciliables. Surtout quand on l’a déjà quittée ! L’honneur de ce fils – devenu indépendant sur le plan du jugement – comme de son école ­– de l’avoir formé ainsi – en dépend !

Tout sentiment amoureux aux Comores entre homme et femme serait motivé par un intérêt matériel. Mais l’accusation formulée par Mazamba à l’encontre de la femme comorienne peut être retournée contre lui. En fait, nulle part l’on perçoit le moindre sentiment de Mazamba à l’endroit de Kassabou, bien au contraire : le premier voue à la seconde un souverain mépris. Il ne serait pas biscornu de penser que le Dr Mazamba, rentré aux Comores, ne disposant pas des moyens financiers pour se faire construire une maison, a accepté d’épouser Kassabou moins par amour que par intérêt : parce qu’elle avait déjà une maison construite par son oncle Mzé Ali M’midjindzé pour son prochain grand mariage : « C’était lui qui avait réalisé la construction de cette maison avec ses propres sous. Il s’était saigné aux quatre veines pour construire une belle demeure à sa nièce Kassabou. Il avait dû vendre des tonnes et des tonnes de vanille et de clous de girofle à ces gros voleurs d’exportateurs626. »

Quant à cette contre-vérité linguistique, elle est tout simplement injuste et préjudiciable non pas pour la langue comorienne mais pour le Dr Mazamba car elle le discrédite considérablement. Dommage car c’est malgré tout un homme de qualité. Ces trois vocables – tendresse, affection et amour – existent bien dans la langue comorienne et sont rendus globalement par le mot « mahaba627 ». Mais regardons les choses dialecte par dialecte. Dans le dialecte grand comorien et anjouanais « amour » et « affection » se traduisent par « nyandzo628 » ; le mot « tendresse » en anjouanais par « wema », « mahaba », c’est-à-dire bonté et amour629. En dialecte mahorais, les trois vocables sont rendus par « mahaba630 ». Quant à l’emploi du mot « mahaba » certainement venu de l’arabe, il s’explique par une raison historique : le mot est arrivé aux Comores avec les Chiraziens eux-mêmes arabisés et islamisés avant de peupler les Comores. Mais qu’est ce qu’au demeurant le comorien ? N’est-ce pas une langue à dominante swahili enrichie au fur des siècles par l’arabe, le malgache et depuis la colonisation française le français631 ?

Il nous semble que l’échec du couple Mazamba/Kassabou s’explique moins par le fait qu’aux Comores l’on ignore le sentiment amoureux que par le fait que les membres du couple viennent de deux milieux différents : l’un est un intellectuel de bon niveau et l’autre non, donc un décalage culturel (ce qui se passe partout ailleurs). D’ailleurs tout au long du roman, on voit que Mazamba a toujours méprisé son épouse pour cela. Or, il existe dans tout couple une position de principe sans laquelle aucun couple ne peut tenir : la confiance et reconnaissance mutuelles : « Quoi que fasse l’autre, quoi qu’il dise, il a raison et ses faits et gestes sont dignes d’être admirés. Le conjoint est notre soutien inconditionnel, notre fan absolu632. »

Faut-il par conséquent conclure et décréter qu’il existe une incompatibilité fondamentale entre Mazamba, incarnation de l’intellectuel comorien, et Kassabou, représentant la femme comorienne ? La réponse proposée par le roman est sans aucun doute affirmative. Avançons au moins une raison : le décalage culturel633 qui, pendant une longue période, s’était interposé entre l’intellectuel comorien pétri de culture française (il a fait l’école française et a terminé ses études en France) et la femme comorienne insuffisamment ou pas du tout scolarisée. Un tel phénomène, qui n’est aucunement un épiphénomène, dépasse d’ailleurs largement le cadre strictement comorien pour s’inscrire dans toute l’Afrique. A Abdoulaye Wade (actuel président du Sénégal, ancien leader de l’opposition et époux d’une française) qui reprochait, dans les années 1970, à son adversaire politique Senghor d’être trop francisé, celui-ci a répondu qu’au Sénégal chacun avait sa française mais que c’était son cas qui était le plus examiné par les observateurs ! Une façon, bien sûr, de retourner l’accusation contre son auteur. Mais l’on peut rencontrer également cette distance culturelle dans le contexte occidental entre deux partenaires issus l’un des classes favorisées et l’autre des milieux défavorisés. Précisons que cet écart culturel tend à disparaître aujourd’hui aux Comores : tout le monde est pratiquement scolarisé.

Que l’on ne pense pas que nous occultons trop vite les lacunes de Kassabou. Elle a plein de défauts mais imputables non à la culture comorienne mais à son manque de culture. Ses problèmes relèvent donc de son individualité et non de la collectivité comme Mazamba voulait nous le faire croire. Son comportement de perpétuelle mécontente peut être dû à son niveau culturel insuffisamment élevé ou à son tempérament personnel car si elle sait lire les magasines africaines de mode634, il existe tout de même un grand « décalage culturel » entre elle et le Docteur Mazamba qui ne rapprochait pas leurs centres d’intérêt et qui installait durablement une incompréhension au sein de leur couple635. Incompatibilité intellectuelle ! Souvenons-nous que, n’ayant pas fait des études poussées ni voyagé de par le monde, Kassabou ne sait apprécier que ce qui rentre dans ses habitudes, ce qui figure dans son environnement culturel : elle est démunie pour tout dire des outils intellectuels primaires permettant de comprendre l’autre, qu’il soit son semble culturel ou non. Pour elle, rarement nuancée, toutes les femmes de son village, exceptées celles de son groupe bien sûr, « […] ont toutes des visages de fausse sceptique636 ! » ; Quant à Aubéri, son adversaire, elle est tout simplement d’une laideur terrifiante :

‘[…] « ça se comprendrait qu’il [Mazamba] soit parti pour avoir le plaisir de caresser de longs cheveux lisses de Blanche. Mais elle n’a même pas de cheveux !
Ils sont aussi courts que ceux d’une veuve musulmane. En plus on dirait qu’une poule a propulsé sa fiente sur son visage. Il paraît que ça s’appelle tâches de rousseur. Quelle horreur ! Noussourou ! [Quelle horreur] Pour couronner le tout, elle est maigre et sèche comme un fagot de Madjuwani. Sa poitrine aussi plate que celle de mon petit frère et son derrière ressemble à un cul de citron vert637.’

Il reste que même dans un couple dans lequel il n’y a pas de différence notable du niveau intellectuel et culturel, l’espace du couple est un espace où les soucis ne manquent jamais. « D’où la nécessité d’édicter une constitution, révisable à tout moment, qui permette à chacun de trouver sa place et son rythme638. » Mazamba, méprisant son épouse, n’a jamais voulu établir dans son couple une « constitution », il ne doit son échec à rien ni quelqu’un d’autre que lui-même. Son défaut principal est de ne pas vouloir l’assumer.

Gageons que ce discours sur l’inexistence du sentiment amoureux aux Comores relève plus d’un personnage de roman déçu que de celui d’un romancier convaincu de ce qu’il écrit (Mohamed Toihiri avait trente-sept ans à la publication du Kafir). Ou espérons que le romancier ne mettrait plus (il va vers ses cinquante-cinq ans aujourd’hui) dans la bouche d’aucun de ses personnages un tel discours car là, cela ne serait plus considéré par le commentateur comme regrettable mais scandaleux qui s’empresserait de le noter avec virulence (violence ?) car on n’écrit pas impunément comme le lui faisait remarquait il y a peu un poète et critique comorien639.

Notes
618.

Mohamed Toihiri, La République, op. cit., p. 36.

619.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 179.

620.

Ibid., p. 191 et 232.

621.

Ibid., p. 162 et 202.

622.

Ibid., p. 189. C’est nous qui soulignons.

623.

Ibid., p. 177.

624.

Voir Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, Paris, Grasset, 2009, p. 99-123.

625.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 162. C’est nous qui soulignons.

626.

Ibid., p. 229.

627.

Mohamed Ahmed-Chamanga, Noël-Jaques Gueunier, Le Dictionnaire comorien-français et français-comorien, Paris/Louvain, Peteers, 1979, p. 173.

628.

Mohamed Ahmed-Chamanga, Dictionnaire français-comorien (dialecte shindzuani), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 29.

629.

Ibid., p. 148.

630.

Sophie Blanchy, Dictionnaire mahorais-français. Français-mahorais, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 163.

631.

Mohamed Ahmed-Chamanga, Noël-Jaques Gueunier, Le Dictionnaire comorien-français et français-comorien, op. cit., p. 25-26.

632.

Jean-Claude Kaufmann, L’Etrange histoire de l’amour heureux, op. cit., p. 149.

633.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 177-178.

634.

Ibid., p. 176.

635.

Ibid., p. 177-178.

636.

Ibid., p. 150.

637.

Ibid., p. 212.

638.

Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, op. cit., p. 165.

639.

Nassar Sambaouma, « Pourtant, on écrit impunément », Kashkazi, 25, janvier 2008, p. 3.