3. La condamnation de la sorcellerie et de la superstition

Aux Comores, la pratique de l’islam n’exclue curieusement pas d’autres croyances telles la sorcellerie et la superstition, chose qui a tellement intrigué Claude Robineau qu’il a tenté une explication : « En fait, il faut bien voir que le domaine de l’Islam et le domaine religieux traditionnel [renvoyant à la sorcellerie] ne se recouvrent pas, l’un porte sur la vie spirituelle, la croyance à une divinité-toute puissante et les moyens de lui rendre grâce, l’autre sur les problèmes de la vie profane et les moyens concrets de conjurer les forces hostiles à l’homme641. »

Et le roman toihirien stigmatise la sorcellerie (et la superstition) mais sans jamais chercher à comprendre pourquoi une société pratiquant une religion monothéiste a développé des croyances parallèles. Car l’on peut quand même s’interroger sur les raisons qui pousse une telle société à recourir à des pratiques si lointaines. Jean Palou avance que « La Sorcellerie est fille de la Misère. Elle est l’espoir desRévoltés […]642. »

C’est une évidence : là où il y a la misère, pratiques religieuses et arriérées ont tendance à pulluler. Mais, dans les trois cas que nous avons essayé d’analyser, seule Mma Said était nécessiteuse. Ni Kassabou ni Guigoz n’étaient dans le besoin. L'éclaircissement de Jean Palou demeure donc fort intéressant mais notoirement insuffisant.

Lionel Obadia nous semble beaucoup plus convaincant. Pour lui, « C’est l’affliction ou le malheur qui entraîne la sorcellerie […] » et « Ce sont essentiellement des conditions sociales et culturelles, donc historiques, qui placent la sorcellerie au rang de moyen légitime ou pas, de résoudre des problèmes qui ne trouvent pas de traitement ou solution ailleurs643. » Si la sorcellerie perdure encore aujourd’hui, continue-t-il, c’est parce qu’elle « Pourvoi[t] en significations surnaturelles là où les autres systèmes idéologiques (rationalisme, religion) montrent leurs limites et surtout, fourni[t] des moyens d’actions concrets (même si leur efficacité n’est pas celle d’autres moyens) sur un destin qui, encore et toujours, est source de questionnement et de souffrance pour l’homme644. »

Aux Comores, on pratique la sorcellerie parce que plusieurs questions quotidiennes n’ont toujours pas de réponses. L’homme, dans cette société très solidaire, est étrangement livrée à lui-même du fait de l’absence d’un Etat protecteur. En Occident, ne n’oublions jamais, la sorcellerie (et les autres croyances d’un autre âge) a reculé grâce, antre autres, à la rationalisation de la société, à la formation relativement poussée de l’individu et à sa protection par l’Etat-providence ; mais certainement pas par miracle.

Il reste qu’il est difficile pour un esprit moderne (rationaliste) d’adhérer à ces croyances qui peuvent lui sembler bien ridicules. Qu’on se souvienne qu’au XIXème siècle la superstition (vocable qui pouvait signifier aussi sorcellerie) était considérée « […] comme un défaut intellectuel entraînant des dysfonctionnements de la pensée logique645. » Konrad Zucker amoindrit cette affirmation. Pour lui, la superstition « […] ne signifie aucun état psychique anormal, mais elle fait partie des possibilités d’expérience de tout être humain646. » La superstition, poursuit-il, constitue un dernier recours ou une ultime interprétation du monde quand tous les autres moyens restent épuisés : « Tout aboutit à cette constatation : aussitôt que quelqu’un, d’une manière ou d’une autre, ne se sent plus maître de sa destinée, ses inclinations irrationnelles apparaissent. Dès lors, la parole revient à son orientation religieuse. Lorsque l’homme ne suffit plus, il reste Dieu…ou la superstition647. »

Notes
641.

Claude Robineau, Approche sociologique des Comores, op. cit., p. 73.

642.

Jean Palou, La Sorcellerie [1957], Paris, PUF, « Que sais-je », 2002, p. 3.

643.

Lionel Obadia, La Sorcellerie, Paris, Le Cavalier Bleu, « Idées reçues », 2005, p. 91.

644.

Ibid., p. 115.

645.

Françoise Askevis-Leherpeux, La Superstition, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1988, p. 40.

646.

Konrad Zucker, Psychologie de la superstition [1953], traduction de François Vaudou, Paris, Payot, 2006, p. 327.

647.

Ibid., p. 342.