B. De la misogynie

Le ressentiment envers la femme que l’on percevait dans La République demeure dans Le Kafir mais il se spécialise en visant exclusivement la femme comorienne et précisément grand-comorienne. Dans le second roman de Toihiri, cette dernière, c’est la commère, comme Kassabou, à l’imagination débordante qui passe tout son temps à dire du mal des autres femmes648 ; c’est l’envieuse, la curieuse qui essaie de deviner absolument les marchandises transportées de France par les expatriés venus aux Comores à l’occasion des mariages des leurs649 ; c’est la trompeuse, comme Marie-Ame, qui a su savamment simuler une virginité pour masquer sa sexualité antérieure et duper son mari650 ; la femme comorienne, c’est un sans-cœur, sans âme, une vénale qui n’hésite pas à salir l’honneur d’un homme et à le chasser comme un malotru, fut-ce son mari, une fois l’avoir dépouillé de tous ses biens (Marie-Ame encore avec Issa)651 ; une personne peu fiable et facilement corruptible (comme Taykabat la secrétaire – qui n’a de secrétaire que le nom – du Docteur Mazamba qui a dévoilé la relation que celui-ci entretenait avec Aubéri contre de l’argent et les faveurs de la femme de son patron652) ; une redoutable conspiratrice (souvenons-nous de l’entourage féminin de Kassabou au départ de son mari Mazamba653).

On aurait pu croire que ce rejet de la femme comorienne relève d’un romancier bourgeois exécrant la femme populaire. Mais il n’en est rien car en poussant l’observation un peu plus loin, on se rend vite compte que même les femmes comoriennes issues de la bourgeoisie moyenne ne sont pas épargnées. Elles sont tout simplement considérées comme loufoques : profondément laides dont le maquillage excessif et les bijoux ostentatoires peinent à dissimuler leur laideur, en mal de reconnaissance dans les milieux mondains et occidentalisés, jalouses les unes des autres, vivant de l’argent détourné par leurs maris :

‘La bourgeoisie moyenne comorienne en mal d’acceptation allait de sourires asséchés, de gesticulations intempestives en poignées de main moites. Les femmes de ces messieurs, ces épouvantails emperruqués et empoudrés, aux baroques coiffures décrêpées et rallongées, ressemblant à des vieilles créoles avachies, croulaient sous le poids des louis d’or, des souverains et des paounis.
[…] Elles tentaient toutes les latitudes pour se donner une contenance. Certaines se servaient de leurs mains comme appui-tête pendant que d’autres, en cachette se retiraient les crottes du nez. D’autres enlevaient vivement leurs coudes de la table car elles croyaient avoir entendu dire que l’on interdisait aux enfants blancs de mettre les coudes sur la table.[…]
Ces embarras n’empêchaient pas ces dames de jeter des regards assassins sur les robes et les chaussures de leurs voisines comoriennes, robes qui pour certaines étaient venues spécialement de Paris juste pour la soirée. Elles avaient coûté jusqu’à 150.000 fc [200 €] alors que les salaires de monsieur et de madame ne totalisaient pas cette somme.
Chacune essayait aussi de parler le français le plus haut possible avec le moins de roulement de « r » possible654.’

Toutes les catégories de femmes comoriennes sont condamnées : la femme populaire (comme Mma Said la superstitieuse), petite employée de bureau (comme Taykabat secrétaire) ou encore des infirmières et des aides-soignantes (qui méprisent les malades655) et maintenant une attaque en règle contre les femmes de la bourgeoisie locale. Le rejet de la bourgeoisie serait-il un vieux souvenir de celui qui avait étudié à la fin des années 1970-début des années 1980 la lutte des classes sociales dans l’œuvre de Sembene Ousmane ?

Ce n’est visiblement pas du tout cette femme comorienne qu’a rencontrée Jean-Marc Turine lors de ses longs voyages aux Comores : « Elles sont courageuses les femmes des Comores, ces anonymes qui au jour le jour assument l’intendance, même réduite de la famille. Elles semblent inlassables sur cette terre qui n’aspire qu’à fournir à ses habitants ce dont elle est capable si on l’ensemence656. »

Une seule femme à cette rejet généralisé : une femme, archétype de la femme anjouanaise, dont la beauté s’apparente à celle des femmes du paradis venue essayer de corrompre Aubéri – quand même il fallait qu’elle soit malhonnête ! – qui devait interroger son fils au baccalauréat : « […] une très belle femme, aux formes généreuses, la quarantaine séduisante, habillée du chiromani [un châle fortement coloré] traditionnel, du jasmin dans les cheveux, maquillée du msindanu – poudre de santal – […] : elle était l’incarnation des Houris [femmes du paradis]657 ».

Disons-le tout net et vraiment sans précautions oratoires : le roman toihirien est en fait un roman profondément misogyne. En fait même les deux femmes qui nous semblaient présentées de façon relativement favorable, à regarder de près, n’intéressent Mazamba que de façon très détachée  : la femme anjouanaise et Aubéri. La première parce qu’elle est belle comme les femmes du paradis « houri » méritait l’attention de Mazamba l’épicurien658, le « goujat » et « esthète659 » : bel objet de plaisir masculin donc ; la deuxième parce qu’elle est femme libre et intellectuelle : alter ego donc du Dr Mazamba – recherche de soi à travers l’autre. Entre les deux femmes qu’il rencontre dans sa vie, il choisit Aubéri car il faut bien choisir : en fait, entre deux maux, choisir naturellement le moindre ! Il l’a dit clairement avec l’air de plaisanter :

‘- Je vous ai manqué [demande Aubéri à Mazamba] ?
- Vous m’avez manqué !
- Vous m’aimez ?
- Je ne vous aime pas. […]
- Qu’est-ce que vous faites alors dans mon lit si vous ne m’aimez pas […] Ils venaient de faire l’amour.
- Je suis là parce que vous me plaisez.
- C’est donc seulement mon corps qui vous intéresse ?
- Ce n’est déjà pas mal.
- Vous n’êtes pas sérieux !
- Autant que je puisse l’être.
- Ainsi donc seules mes fesses vous attirent ?
- Pas seulement vos fesses, dit calmement Idi.
- Ah bon ! Et quoi encore ?
- Votre esprit.
- […] J’en suis très honorée. Ainsi mon corps vous attire, mon esprit vous plaît, mais vous ne m’aimez pas ?
- Non.
- Vous n’êtes que cynisme.
- Lucide 660.’

Ainsi Mazamba reconnaît-il calmement et lucidement ne pas éprouver de sentiments à l’endroit de Aubéri qui semblait être pourtant sa prédilection.

Notes
648.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 74, 77-78 et 151.

649.

Ibid., p. 145.

650.

Ibid., p. 167-169.

651.

Ibid., p. 174-175.

652.

Ibid., p. 200-204.

653.

Ibid., p. 199-205.

654.

Ibid., p. 241-242.

655.

Ibid., p. 116.

656.

Jean-Marc Turine, Terre noire. Lettre des Comores, op. cit., p. 211.

657.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit. p. 26.

658.

Ibid., p. 12.

659.

Ibid., p. 22.

660.

Ibid., p. 155-156. C’est nous qui soulignons.