C. Le racisme comme réponse au racisme

1. La mise en scène des conflits européens

Il faudrait souffrir d’une cécité aiguë pour ne pas déceler le discours anti-Français et dans une large mesure anti-Occidental que véhicule ce roman. Qu’il soit tenu par une intellectuelle française – Aubéri661 – ne le rend pas moins réel ni moins violent. Un lecteur distrait croirait facilement que dans cette vision, manichéenne, le Noir, en l’occurrence ici le Comorien est un angélique, pauvre victime de la violence blanche et le Blanc forcément le méchant. Ce qui serait évidemment une très belle contre-vérité insoutenable. Donc vision nécessairement dangereuse. La réponse à la violence doit-elle nécessairement être la violence ? Ne risquerait-on pas dans cette vision des choses de déclencher une escalade de violence interminable non profitable à personne ?

Tout commence avec la mise en exergue de l’animosité des Européens. Le roman les montre comme des personnes incapables de s’aimer entre eux. Mais redoutablement solidaires quand il s’agit de s’unir pour la haine des autres. Ainsi l’union sacrée qu’ils ont formée pour marginaliser les Comoriens ne tardera pas à exploser : « L’affaire des indigènes réglée, la guerre pouvait alors faire rage entre Européens. Ainsi les Français considéraient les Belges comme des Européens de seconde zone et s’adressaient à eux avec condescendance, un sourire énigmatique ou faussement encourageant aux lèvres. C’est le sourire que l’on garde plaqué à la bouche en s’adressant aux gens atteints d’une maladie incurable662. »

Ceux qui ont rapidement conclu que les combats avaient pris fin en seront pour leurs frais car les hostilités continuent entre Belges et Français et entre Belges eux-mêmes : « Ce mépris, les Belges ne se contentaient pas de le rendre au centuple aux Français de ces îles, mais ils le doublaient d’une haine indicible. Pour épicer le tout, même au fin fond de cette terre afrasienne, la guerre tribale se poursuivait implacablement entre Belges : les Flamands et les Wallons se vouaient une franche et gaillarde inimitié663. »

Les relations entre Français ne sont pas du tout amicales – et c’est le moins que l’on puisse dire. La guerre y est seulement feutrée : elle est menée à coup de grade universitaire ; les plus diplômés veulent littéralement écraser ceux qui le sont moins :

‘Quant au Français, Aubéri avait eu le temps de se rendre compte qu’entre eux aussi c’était une lutte sans merci. La masse des professeurs PEGC – la majorité des coopérants – était écrasée de dédain par les quelques certifiés – deux en tout – qui se faisaient un point d’honneur à ne leur adresser la parole que contraints et forcés.
Le seul agrégé de la colonie française aux Comores, c’était le Dalaï-Lama en personne. Il s’arrangeait par des fuites savamment organisées pour que personne, parmi ces insulaires facilement impressionnables, n’ignorât qu’il était le plus diplômé de tous les Wazungus – les Blancs – se trouvant aux Comores. Alors Aubéri, Marine, Juliette, Prune, comtesse de Kadiftchene, malgré son nom à rallonge et son CAPES, était obligée de garder un profil bas devant Monsieur l’Agrégé664.’

En fait, Français et Belges ont transférés dans ces îles, où ils devaient en principe s’efforcer de penser à autre chose, et – pourquoi pas ? – se réconcilier avec eux-mêmes pour espérer rentrer chez eux relativement apaisé (comme Aubéri, lassée par la vie française et partie chercher un peu de fraternité et de chaleur humaine665), leurs nationalismes, leurs régionalismes, leurs corporatismes et même leurs syndicalismes. Ils ne font aux Comores l’économie d’aucun conflit. Aubéri à son arrivée aux Comores a été reçu à l’aéroport de Hahaya par un enseignant lui souhaitant la bienvenue au nom…du SNES, quelque chose dont elle se souvient encore et qu’elle avait trouvé lamentablement risible666.

Notes
661.

Ibid., p. 45.

662.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 27-28.

663.

Ibid., p. 28.

664.

Ibid., p. 28.

665.

Ibid., p. 26-27.

666.

Ibid., p. 28-29.