E. Le grand mariage : une institution contestée 676  

Si le grand mariage reste encore aujourd’hui au centre de la société grand-comorienne, ce n’est pas faute d’avoir été contesté ; c’est plutôt parce qu’il semble défier toutes les lois du temps et les mouvements contestataires. Chose totalement tue par le roman toihirien donnant l’impression que la population comorienne est complètement passive. Loin de là.

Dès les années 1950 en effet, l’institution, dont le coût de réalisation commençait à être croissant, cessait de recueillir l’assentiment de toute la communauté. Deux tendances de contestation ont vu jour : celle des réformateurs et celle des contestataires radicaux qui exigeaient ni plus ni mois que la disparition de cette tradition. Moroni et Mitsoudjé, deux villes, se sont retrouvées dans le premier camp : Moroni en réduisant les dépenses et Mitsoudjé en remettant en cause les privilèges traditionnels de certains clans. Notons aussi dans cette mouvance le travail de l’Association de la Jeunesse Comorienne, créée au milieu des années 1950, réunissant la jeunesse éclairée du pays dont certains des membres deviendront plus tard des hommes politiques, qui s’en est pris frontalement à tout comportement social qu’elle considérait comme rétrograde dont le grand mariage. Ce qu’elle dénonçait spécifiquement, c’était moins les dépenses, que les comportements qu’imposait la tradition, surtout aux femmes : non scolarisation, mariages arrangés, condamnation aux travaux domestiques à perpétuité…Ajoutons dans cette mouvance réformiste l’implication des politiques dans les années 1960 : Said Mohamed Cheikh, président du Conseil du Gouvernement et ancien sénateur, et Said Ibrahim, président de la Chambre des Députés, ont tenté par des lois et des décrets de réduire les dépenses somptuaires liées au grand mariage.

Deuxième mouvance de contestation, celle des protestataires radicaux réclamant la fin de cette tradition. On trouve dans cette tendance une partie de la religion incarnée aux Comores à la fin du XIXème siècle par Said Mohamed bin Cheikh El Maarouf, éminent représentant de la confrérie Shadhuliyi, qui enseignait le droit musulman, la méditation, l’amour d’autrui, la contemplation de Dieu dans la prière et le renoncement, en somme la discipline mystique, et qui dénonçait des coutumes contraires à son enseignement. Ce savant ne supportait pas la concurrence vive que lui opposait le système traditionnel qui, à ses yeux, allait à contresens de l’idéal préconisé par l’islam.

Autre foyer de contestation radicale : l’école française et laïque installée aux Comores par la colonisation. En fait, le jeune Comorien fréquentant l’école baigne dans un univers véhiculant des valeurs, une idéologie et un idéal de vie sans aucun rapport avec la société comorienne : l’esprit critique, l’idéal laïque et démocratique, la glorification de la liberté et de l’égalité républicaines, le culte de l’individualisme…En plus, dès les années 1950, l’absence de structure d’enseignement supérieur aux Comores conduisait les jeunes Comoriens à poursuivre leurs études à Madagascar ou en France, ce qui constituait des espaces d’ouverture pour ces jeunes leur permettant d’apprendre d’autres cultures, et donc d’effectuer un travail de comparaison et de relativisation. Cette jeunesse comorienne s’en prendra sévèrement au mariage traditionnel. Que craint-elle ? Munie de diplômes, elle peut accéder, par le travail souvent dans la fonction publique, à l’honneur et à une sécurité matérielle que ne garantit pas du tout la tradition ; celle-ci offre, dans les faits, seulement l’honneur et à un prix très élevé ! Ainsi, l’école concurrence-t-elle en permanence la tradition.

Troisième instance de contestation fondamentale du grand mariage : le régime révolutionnaire (1975-1978) d’Ali Soilihi. Ce dernier demandait la suppression pure et simple de l’institution pour deux raisons : au nom de la raison économique et du respect de la tradition (car l’actuelle forme du grand mariage serait, pour le pouvoir révolutionnaire, tout simplement une perversion du mariage traditionnel). Le premier argument est compréhensible mais le deuxième peut sembler franchement spécieux venant d’un progressiste. En vérité, il voulait la suppression du grand mariage parce qu’il le considérait comme nuisible au développement économique et social du pays.

Pourquoi une situation du débat ? Eh bien parce que cela permet de voir qu’il est transposé dans Le Kafir : « Rien n’est neutre dans le roman. Tout se rapporte à un logos collectif, tout relève de l’affrontement d’idées qui caractérise le paysage intellectuel d’une époque677. » Nous avons d’une part des hommes comme le Docteur Mazamba qui, ne manifestant pas à l’égard de l’institution une opposition vraiment frontale, peut être classé du côté des réformistes. En effet, ce qui le gêne pour le grand mariage de son ami Issa, c’est moins de le faire que de le faire avec une deuxième femme ; c’est donc moins le grand mariage en soi que la polygamie678. Plus loin, il clarifie son propos en avançant deux arguments non pour le dissuader de faire son grand mariage mais de prendre une deuxième épouse : un mélange de raison économique et sentimentale. D’une part, il lui fait comprendre qu’une deuxième femme lui coûtera cher et d’autre part c’est plus intelligent de rester avec sa femme679.

Et de l’autre, les défenseurs du grand mariage comme Issa qui va opposer une fin de non-recevoir à l’argumentation de son ami et réunir toutes ses économies et celles de ses proches pour réaliser son grand mariage680

Simplifions. Pour le Docteur Mazamba, oui au grand mariage mais sous condition : en réduisant les dépenses et en restant dans une perspective de monogamie ; en revanche pour Issa oui au grand mariage quelles que soient les conditions de réalisation.

Le roman a tranché pour le réformisme car certes Issa a mené à bien son grand projet, mais il a été chassé de son nouveau domicile par sa nouvelle épouse ; après avoir été dépouillé de tous ses biens et accusé d’être séropositif, il a fini sa vie en perdant la raison : en sombrant atrocement dans la folie681. Mazamba, lui, a certes vécu dans l’ambiguïté inhérente à la situation de l’intellectuel comorien682, mais a toujours voulu penser les choses et a vécu sa vie non en spectateur  mais en acteur ; il a gardé intacte sa raison dont il s’est servi pour commettre un attentat contre les mercenaires qui asphyxiaient les Comores ; il a fini sa vie héroïquement : en grand patriote.

Notes
676.

Pour ce débat, voir Sultan Chouzour, Le Pouvoir de l’honneur, op. cit., p. 199-258.

677.

Henri Mitterand, Le Discours du roman, op. cit., p. 16.

678.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 78-79 et 157.

679.

Ibid., p. 82-83.

680.

Ibid., p. 84 et 157-175.

681.

Ibid., p. 175 et 238-239.

682.

Ibid., p. 79.