F. Une critique abusive de l’intellectuel comorien

Mzé Ali M’midjindzé est un grand notable : il a fait son grand mariage, a construit une très belle maison à sa nièce Kassabou et s’est rendu deux fois en pèlerinage en Arabie Saoudite. Mais il est insatisfait de sa vie non pas parce qu’il « […] continuait à habiter dans sa case en feuilles de cocotier683 », cela ne lui posait aucun problème au soir de sa vie : « Sa seule amertume était de n’avoir pas encore célébré le grand mariage de sa nièce684. »

Avouons : la question est beaucoup trop importante pour être laissée aux seuls notables. C’est bien ainsi que pas un intellectuel comorien ne peut faire l’économie d’une véritable interrogation sur cette vieille institution du grand mariage : faut-il la garder ? La supprimer ? ou la réformer ? Et Comment ? Même le Docteur Mazamba, homme modéré, intelligent et progressiste dit, à deux reprises, ignorer s’il se pliera à cette institution ou non685. Jeune, l’intellectuel comorien s’insurge contre cette tradition suicidaire mais, vieillissant, il s’appuie sur plusieurs prétextes pour se plier béatement à la tradition contre laquelle il s’était jadis révolté : « Il sera flatté de la réussite de son anda, ce grand mariage qui est l’idéal de sa vie. […] Chacun a un droit de surveillance ou de critique sur lui. Cet intellectuel repenti, pour se donner bonne conscience, parle de défense de la culture et d’authenticité686. » Pourquoi cède-t-il ? Pourquoi rend-il les armes ? Par l’immense difficulté à résister aux pressions de la communauté (qui n’aime tant que la fusion de tous les individus par l’abolition de toutes les frontières individuelles687) comme au demeurant le Docteur Mazamba pourtant bien outillé pour les contrer. 

Qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas seulement pour réaliser un vieux rêve enseveli dans l’inconscient collectif – accéder à la dignité et au prestige arabo-chirazien688 que l’intellectuel comorien se plie à la tradition. C’est d’abord parce que, à Ngazidja, sans la réalisation du grand mariage, on ne pèse pas très lourd dans la société. Pensons à l’organisation de l’espace dans la mosquée du vendredi, à la base haut lieu de la religion musulmane mais transformé par la tradition en lieu privilégié de l’exercice de pouvoir de celle-ci :

‘Il [Mazamba] se rendit à la mosquée […] A ses pieds, il avait des sandalettes. Il les enleva et les mit en sécurité, alla ensuite s’asseoir à sa place habituelle, entre un ingénieur en électronique et un pilote de ligne. Les premiers rangs leur étaient formellement interdits car n’ayant pas encore réalisé le anda, ils étaient toujours considérés comme des garnements.
La première rangée est toujours réservée aux hatubs – prêcheurs du vendredi – ; viennent en deuxième rang les walims et les twalibs – les savants en religion et les disciples –, puis les cheikhs, les hadjs – pèlerins de la Mecque – et les wababas – ceux qui ont accompli le grand mariage689–.’

En effet, aussi curieux que cela puise paraître, la société comorienne accorde peu d’importance à la modernité et au savoir occidental. Ne considère-t-elle pas un médecin, un pilote de ligne et un ingénieurs comme des moins que rien pourtant hauts maîtres du savoir moderne en leur refusant les premiers rangs et donc en les rendant presque invisibles dans cette grande cérémonie que représente toujours la prière du vendredi ? Cette société place, en effet, en haut de son échelle les titres traditionnels et religieux : les prêcheurs, les savants en religion, les pèlerins, ceux qui ont accompli le grand mariage…Les détenteurs du savoir occidental, pourtant possesseurs du pouvoir politique et administratif, sont marginalisés ou alors n’occupent que des strapontins !

Ensuite, parce que le pouvoir appartient presque exclusivement à ceux qui ont accompli le grand mariage. N’oublions pas qu’après la prière du vendredi, si la foule a répondu à l’interpellation de Mzé Mtsunga Karibangwé, ce n’est pas seulement parce qu’il est une personne âgée, c’est surtout parce qu’il a accompli son grand mariage et parce qu’il a marié ses fils et filles : c’est un grand notable690 ! L’homme qui réalisera son grand mariage verra sa vie changée radicalement, raconte Mazamba à sa maîtresse Aubéri non sans une note d’ironie et d’exagération :

‘Il ne s’assiérait plus aux mêmes endroits que nous autres, ne passerait pas aux mêmes portes que nous pour entrer dans la mosquée, ne parlerait pas aux mêmes personnes que moi, siégerait aux conseils des sages, aurait droit à la parole partout691. ’

Voilà qui est fascinant et fait plusieurs jaloux et envieux dans les milieux intellectuels auxquels on refuse une reconnaissance suffisante alors que, disposant d’un pouvoir symbolique certain, ils devraient, entre autres, être les mieux servis dans la société. Réaliser le grand mariage, revient, pour eux, à redoubler voire tripler, de facto, leurs pouvoirs dans la société : ils disposent ainsi du pouvoir accordé par la tradition et de celui conféré par le savoir !

Troisième argument qui pousse l’intellectuel comorien à accomplir le grand mariage : la préparation à la dispute publique692. En effet, lors de ses innombrables disputes qu’il rencontrera forcément dans sa vie, les arguments qui lui viendront en secours ne seront ni relatifs à son savoir ni à sa fortune mais à ses réalisations traditionnelles antérieures au centre desquelles son propre mariage et ceux de ses proches. Il doit donc s’apprêter à ce moment fort déstabilisateur en réunissant autour de lui le maximum d’arguments en sa faveur : « Toute la vie du Grand-Comorien tend à cet instant où il aura à faire valoir toutes ses réalisations antérieures, celles de sa famille et de ses ancêtres. Ce jour-là, son anda doit venir à son secours693. »

En réalité, l’intellectuel comorien cède à la pression de la société parce que – et cela nous semble l’argument décisif – comme tout individu il a besoin de reconnaissance : « Sans cette reconnaissance, qui fournit les bases de la dignité et de l’estime de soi, nous ne saurions vivre694 » et s’insurger contre cette institution conduit inévitablement à la marginalisation. D’autant qu’il sait pertinemment que personne d’autre ne le reconnaîtra. Et certainement pas l’Etat pour lequel il travaille sans qu’il lui verse au moins régulièrement son salaire. L’intellectuel comorien soutient, à contre-cœur, la tradition à défaut de mieux car il sait certainement que, faisant cela, il se renie. Mais que lui reste d’autre comme solution exceptée l’exil ? Eh bien, le suicide…

Notes
683.

Ibid., p. 229.

684.

Ibid., p. 229.

685.

Ibid., p. 48 et 80.

686.

Ibid., p. 80.

687.

Vincent Rubio, La Foule : un mythe républicain ?, Paris, Vuibert, 2008, p. 183.

688.

Sultan Chouzour, Le Pouvoir de l’honneur, op. cit., p. 198.

689.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 60-61. Voir sur cette question Sophie Blanchy, « Pouvoir et différenciation sociale à Ngazidja. Les mosquées de vendredi », Tarehi, 10, 2004, p. 16-23.

690.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 65-67.

691.

Ibid., p. 172.

692.

Rappelons que Mohamed Toihiri a consacré une pièce de théâtre à cette question intitulée L’Ecole de Bangano, Paris, Klanba Editions, 2005.

693.

Mohamed Toihiri, Le Kafir, op. cit., p. 86.

694.

A. Caillé, “Présentation”, « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi », Revue du MAUSS, 23, 2004, cité in Jean-Claude Kaufmann, L’Etrange histoire de l’amour heureux, op. cit., p. 145. Voir également Tzvetan Todorov, La Vie commune. Essai d’anthropologie générale [1995], Paris, Seuil, « Points/Essais », 2003, p. 179-192.