Annexe 2 : Deux textes tirés des pièces de théâtre de Mohamed Toihiri

Le grand mariage : voici un thème qui traverse, de façon presque obsessionnelle, l’œuvre toihirienne. En filigrane dans La République, thème majeur dans Le Kafir, le grand mariage est au centre de La Nationalité et de L’Ecole de Bangano. Il nous a semblé captivant de le relever pour de le soumettre aux lecteurs.

Texte 1

On ne mélange pas les torchons et les serviettes dans les danses traditionnelles695

Idari, lors d’une danse traditionnelle, alors qu’il n’a pas encore accompli son grand mariage, s’est permis de danser avec ceux qu’ils l’ont déjà fait au lieu de se ranger derrière les personnes de son rang social. Quelqu’un, Mna Ikofia, qui a déjà réalisé son grand mariage, le lui fait remarquer, impoliment. Ce qui n’a manqué de déclencher une dispute qui va opposer les deux hommes 696 .

- Mna Ikofia : Arrêtez-moi ces tam-tams et dites-moi d’abord ce qu’il fait là, celui-là, crie-t-il en pointant son index vers Idari.

- Idari : Quoi ? Qu’est-ce que je fais là ? Tu vois bien que je danse.

- Mna Ikofia : Bien sûr que tu danses. Mais tu ne danses pas à ta place ! Si tu veux danser à cet endroit, avec ces notables, alors tu sais ce qui te reste à faire.

- Idari : Quoi ? Tu oses me parler ainsi, là, en public ? A moi, fils de Msa Panga, moi petit-fils de Djoubalassi, neveu de Karibangwé ?

- Mna Ikofia : Et pourquoi je ne te parlerai pas ainsi ? Je te remettrai toujours à ta place tant que tu n’auras pas fait ton grand mariage !

- Idari : C’est quoi, ton grand mariage, toi, dont l’oncle maternel n’est même pas allé en pèlerinage à la Mecque sur la tombe du prophète ?

- Mna Ikofia : Il n’est peut-être pas allé à la Mecque mais il a construit une maison en dur à ma sœur, a marié celle-ci en grand mariage. Il a tué ce jour-là 10 zébus et fait cuire 100 sacs de riz.

- Idari : Parce que mon oncle lui n’a pas marié ma sœur ? Non seulement il l’a mariée, mais le jour du dîner nous avons tué trois taureaux, invité 500 convives dont le Premier Ministre, les gouverneurs des trois îles, les préfets de toutes les régions (même celui de Mayotte a fait le déplacement), tous les grands et petits directeurs du pays et même les Ambassadeurs de France, de Chine et de Libye. Alors, s’il te plait, sois un peu modeste.

- Mna Ikofia : C’est vrai que les Ambassadeurs étaient tous là, et c’est ainsi q’ils ont assisté à l’arrestation en direct, en pleine table d’honneur, de ton beau-frère lors que les gendarmes sont venus lui mettre les menottes à cet illustre escroc.

- Idari : Et toi, tu crois que les gens ne savent pas que ton oncle a été retenu contre son gré, pendant 10 jours dans le Madjouwani pour avoir emprunté des taureaux qu’il n’a jamais payés ? Tu veux que je révèle ici ce que tu ne sais pas ? Hein, tu veux ? Dis-moi que tu veux que je dévoile ce que tu ne sais pas et que tu n’auras jamais voulu savoir ?

- Mna Ikofia : Que peux-tu me dire, toi qui n’as pas fait le grand mariage et dont l’oncle est mort avant de l’avoir fait ?

- Idari : Tu demandes ce que je peux te dire ? Ecoutez-moi bien, gens du village, ce Mna Ikofia se demande ce que moi je peux lui dire à la Place publique. Il veut peut-être que je lui dise que les femmes de son clan ont essaimé notre village de petits bâtards. Il veut peut-être que je lui apprenne que son père n’est pas le fils de son père ! Il veut peut-être que je lui dise qu’il a fallu payer pour que quelqu’un accepte d’endosser la paternité du premier enfant de sa sœur aînée. Je vais lui dire tout ce qu’il n’aura jamais voulu apprendre de sa vie : je vais lui dire que l’Indien, qui achetait de la vanille à son père, s’est tellement bien occupé de la mère, qu’ils ont chez eux, eux aux cheveux crépus, un enfant aux cheveux lisses comme un Indien. Il n’a pas trouvé bizarre ces cheveux lisses !

- Mna Ikofia : Tu auras beau dire et même médire, je te dirai, tant que tu n’auras fait ton grand mariage, que tu n’as pas le droit de danser avec les notables. Un point c’est tout !

- Idari : Alors sache que tu n’auras l’occasion de m’insulter une deuxième fois à la Place publique.

- Mna Ikofia : Tu dois, en tout cas, savoir qu’on ne mélangera jamais les torchons et les serviettes à cette Place publique, tant que je serai vivant. Vous là, les joueurs de tam-tam, remballez-moi tout ça. C’est terminé. La danse est finie. Qu’il reste seul ou avec ceux de son rang, mais nous autres, nous partons. Ah là là ! C’est vraiment la fin du monde !

Comme par magie, la place se vide. Alors qu’un des derniers danseurs allait sortir, Idari l’appelle et ils s’assoient sur les chaises où étaient les joueurs de tam-tam.

Mohamed Toihiri, La Nationalité, Paris, Ed. A3, 2001, p. 9-11.

Texte 2

Pas de bonheur sans la réalisation du grand mariage

MoinaAcha Katrawa est une femme très malheureuse car déshonorée en permanence par une adversaire qui ne manque pas de lui rappeler que sa fille n’a pas encore réalisé son grand mariage. Elle décide de suivre une formation de dispute publique (on ne quitte pas le registre) dans une école spécialisée pour être en mesure de terrasser son adversaire.

- La Dame : J’ai un problème avec mes enfants.

- Le Directeur : Combien avez-vous d’enfants ?

- La Dame : Sept, mais je parle de ma fille aînée et de son mari.

- Le Directeur : Qu’est-ce qui ce passe ?

- La Dame : Voilà, ma fille est une instruite, elle a fait ses études à l’étranger. Il paraît qu’elle est une intellectuelle. Son mari lui, aurait lu tous les livres des bibliothèques de Navarre.

- Le Directeur : Extraordinaire !

- La Dame : Détrompez-vous…Ils sont révolutionnaires.

- Le Directeur : Ahan, je vois.

- La Dame : Ah vous voyez ?

- Le Directeur : Allez-y toujours.

- La Dame : Dieu leur a accordé de bons postes. Ma fille est même chef et son mari est directeur. Ils ont déjà quatre enfants, trois garçons et une fille qui sont dans de bonnes écoles privées. Ils ont deux belles voitures et une grande maison.

- Le Directeur : Mais alors, tout va très bien, Madame.

- La Dame : Pas du tout.

- Le Directeur : Comment pas du tout ! Ils sont malades ?

- La Dame : Pas que je sache !

- Le Directeur : Ils ont tout pour être heureux, que veulent-ils de plus ?

- La Dame : Eux rien.

- Le Directeur : C’est normal puisqu’ils sont heureux !

- La Dame : C’est justement ce qui me rend malheureuse !

- Le Directeur : Je ne comprends pas en quoi le bonheur de vos enfants vous rend malheureuse !

- La Dame : Ils sont décidés à se contenter de cela.

- Le Directeur : Madame, ils ont fait preuve de beaucoup d’ambition en parvenant au stade social où ils se trouvent ; nombreux sont ceux qui voudraient avoir le centième de ce que possèdent vos enfants ! Qu’est-ce qu’il leur faudrait en plus, d’après vous ?

- La Dame : Le Anda697.

- Le Directeur : Aïe aïe aïe ! La grande plaie du pays ! Je comprends. Et en quoi mon Ecole peut-elle vous aider ?

- La Dame : A rétorquer avec assurance aux femmes dont les filles ont fait le grand mariage. Ce qui m’attriste le plus, c’est que ces filles, comme la mienne, prétendaient qu’elles étaient aussi des révolutionnaires, des intellectuelles comme la mienne […].

- Le Directeur : Bien. Parlez-moi maintenant de votre gendre.

- La Dame : Saïd ! Sous d’autres cieux, il serait le gendre idéal.

- Le Directeur : C’est-à-dire ?

- La Dame : Il n’a jamais ces fausses parties de dominos, ni de prétendues parties de cartes ou de m’raha avec ses amis. - Le Directeur : En effet.

- La Dame : Il n’a jamais ces fausses réunions que beaucoup d’hommes prétendent avoir pour pouvoir aller voir leurs maîtresses.

- Le Directeur : C’est effectivement une grande chance pour votre fille.

- La Dame : Il ne va jamais en pique-nique avec ses amis sans sa femme, contrairement à ce que font beaucoup de maris.

- Le Directeur : Votre gendre est un oiseau rare sous nos cieux chauds invitant aux vagabondages charnels.

- La Dame : Il ne va jamais en boîte sans être accompagné de sa femme.

- Le Directeur : C’est un eunuque votre gendre.

- La Dame : Pardon ?

- Le Directeur : Je disais que votre gendre était unique.

- La Dame : Après son travail, il reste toujours à la maison, jouant avec les enfants, les aidant pour leurs devoirs et faisant des câlins à sa femme.

- Le Directeur : Il doit souffrir d’agoraphobie.

- La Dame : Pardon ?

- Le Directeur : Je disais que c’est un bon hobby…

- La Dame : Ah bon ! […]

- Le Directeur : Madame, et vous vous plaignez d’un tel bonheur ?

- La Dame : Quel bonheur, Monsieur le Directeur ?

- Le Directeur : Le bonheur d’avoir un tel gendre !

- La Dame : Mais je ne veux pas de ce bonheur-là, moi ! Que celle qui le veut, le prenne ce bonheur, en échange du anda ! […]

- La Dame : Qu’il dilapide tout son argent avec toutes les massoussous698 de paré yambwani699, pourvu qu’il fasse mon anda ! Pas de bonheur sans anda et leur bonheur est un faux bonheur. Si je ne peux pas regarder en face cette péronnelle qui n’arrête pas de se moquer de moi, où est le bonheur dans tout ça ?

- Le Directeur : Madame, s’agit-il du bonheur du couple de votre fille, ou de votre bonheur ?

- La Dame : De notre bonheur à nous tous ! Comment peuvent-ils être heureux, si moi, leur mère, je ne le suis pas ? Hein ! Dites-moi ? Depuis quand un vrai bonheur est-l individuel ? Le bonheur est collectif ou ne l’est pas, et vous le savez très bien ! Comment peut-elle être fière, si moi, sa mère, je suis couverte d’ignominie ?

Mohamed Toihiri, L’Ecole de Bangano, Paris, Ed. Klanba, 2005, p. 28-35.

Notes
695.

C’est nous qui donnons les titres des textes.

696.

Le thème de la dispute publique est très important dans l’œuvre de Mohamed Toihiri. Il apparaît dans Le Kafir et, depuis, ne quittera plus son œuvre.

697.

Le grand mariage. Note de l’auteur.

698.

Prostituées. Note de l’auteur.

699.

Route de la lagune. Note de l’auteur.