Faire l’histoire sociale d’un corps intermédiaire : sources et méthodes

Elle s’est imposée d’autant plus que s’ouvrait l’opportunité de sources jusqu’ici inédites. L’APCA n’avait ni déposé ni ouvert ses archives aux chercheurs avant 2002. Ces archives, jamais envisagées en tant que telles, avaient été stockées telles qu’elles avaient été entassées dans les caves par les employés chargés de cette tâche — ce mode d’archivage révélant l’organisation des bureaux et des commissions de travail 230. Or nous avons eu la chance de les découvrir, de les traquer parfois dans des lieux improbables, puis de les inventorier. Leur confrontation avec les documents conservés aux archives nationales, dans les chambres départementales d’agriculture, ou les imprimés tels que les débats parlementaires transcrits dans le Journal officiel, les comptes rendus de congrès de syndicats ou les annuaires, permet une mise en perspective nouvelle des relations entre organisations professionnelles agricoles et acteurs politiques notamment.

Autre source principale de notre travail, et notamment de son volet prosopographique, auquel s’adosse l’étude sociale, les annuaires avaient jusqu’ici été fort peu exploités, notamment dans le domaine de l’histoire contemporaine : les ouvrages et articles traitant de l’histoire des organisations et des politiques agricoles du 20e siècle ne les citent jamais. Pourtant, malgré leurs lacunes et leurs faiblesses, les annuaires, multiples et variés, constituent un matériau exceptionnel pour qui veut tenter de poser des jalons au fil d’une trajectoire professionnelle, tout en apportant, incidemment, d’autres éléments biographiques. Ainsi l’exploitation de sources inédites et leur croisement ont ouvert la voie d’une histoire sociale adossée à une analyse prosopographique : cette méthode, contraignante par l’approche biographique sur laquelle elle se fonde, a guidé notre quête documentaire, des annuaires aux archives privées et aux sources publiques.

L’Annuaire de l’agriculture et des associations agricoles paraît pour la première fois en 1903 : il est publié sous l’égide de Claude Silvestre, au Bois-d’Oingt, dans le Lyonnais, où il est secrétaire général d’un puissant syndicat agricole fondé en 1888 231. L’ouvrage comptait alors déjà plus de 2 000 pages et c’est encore le cas en 1923, pour la seizième édition. Claude Silvestre entend « faire de l’Annuaire le Bottin et le Livre d’or de l’Agriculture française » 232. Les deux aspects coexistent effectivement : il s’agit bien d’un bottin au sens où y figure la liste des organisations, avec la mention de leur siège social et la liste de leurs principaux dirigeants, mais les laudatifs paragraphes de présentation de celles des organisations qui trouvent grâce aux yeux de l’auteur en font également une sorte de livre d’or. Les auteurs de l’annuaire entendent faire connaître « toutes les ressources de la production agricole et toute l’ampleur de ce grand mouvement mutualiste qui embrasse des milliers de sociétés agricoles de toute nature » : il a été fait appel à la générosité de souscripteurs et, pour rassembler les informations, à l’aide conjointe de l’office de renseignement agricole du ministère de l’Agriculture et des directeurs des services agricoles (DSA). Une première partie vise à présenter la législation qui régit les associations agricoles au sens large, quel que soit leur statut.

La seconde partie, qui occupe près de 1 000 pages, énumère les services de l’agriculture et les associations agricoles en indiquant les titulaires des postes et la composition des commissions, en donnant les noms des membres des bureaux des organisations, mais parfois seulement le nom de leur président 233. L’ordre de présentation des organisations départementales ne varie pas. Les services de l’Agriculture – l’inspection régionale à laquelle est rattaché le département considéré, les Eaux-et-Forêts, les haras, l’hydraulique agricole, le génie rural, les services vétérinaires – sont succinctement énumérés en premier lieu. Vient ensuite la liste des jardins ouvriers. L’office agricole départemental, et l’office régional si le département est le siège de celui-ci, sont ensuite présentés. Après quoi est livrée la liste des journaux agricoles. L’ordre d’arrivée des organisations de droit privé, enfin, n’est en rien fortuit : les sociétés d’agriculture sont « les premières par l’âge et les services rendus », les comices agricoles sont « d’origine plus récente », tandis que les syndicats sont « les plus jeunes ». Les informations publiées sont alors riches, quoique inégales d’une organisation à l’autre, fournissant outre la composition du bureau, la date de création, le nombre de membres, la circonscription, l’affiliation, les buts poursuivis et les résultats obtenus : mais leur précision, variable, s’épuise au fur et à mesure que l’on évolue vers l’échelon local. Coopératives, organismes de crédit, de prévoyance et d’assistance ne sont vus que comme « les créations multiples issues de l’Association libre » : largement négligés dans ces pages, ils sont présentés comme des filiales du syndicalisme, désincarnées, et les lacunes sont nombreuses qui laissent penser que la proximité de Claude Silvestre avec la « rue d’Athènes » conditionne sa négligence pour les organisations nées dans la mouvance rivale, celle du « boulevard Saint-Germain » 234. Il ne faudrait pas omettre de mentionner les pages « grands propriétaires » 235 qui énumèrent des noms d’individus ou de familles, accompagnés ou non du symbole attestant la présence d’un château, manoir ou maison-forte : malgré ses limites, cette liste – exploitée également dans l’édition de 1939 – permet d’étayer la perception des notabilités.

Près de trente ans après l’initiative de Claude Silvestre, le ministère de l’Agriculture décide de publier son propre annuaire, L’Annuaire national de l’agriculture, encyclopédie agricole 236. Divisé en quatre parties et comptant plus de 1 500 pages, l’annuaire aborde en premier lieu les statuts des administrations, institutions et organisations agricoles, publiques puis privées, avant de livrer « la liste complète et mise à jour des syndicats professionnels, associations agricoles, caisses de crédits, coopératives etc. etc., par régions agricoles et par département ». L’annuaire propose ensuite des « articles sur l’Agriculture en général, l’horticulture, la viticulture, l’élevage, l’aviculture, l’apiculture etc. etc., l’art vétérinaire… le Génie rural ». La troisième partie de l’ouvrage recense les « maisons recommandées à l’agriculteur » – surtout les producteurs très spécialisés, les industries agroalimentaires et les fabricants de matériel agricole. La dernière partie contient des informations législatives et des articles sur des sujets aussi divers que « l’Art médical, la comptabilité, les assurances, le crédit, la Bourse, le Cinéma ».

Complétant ou remplaçant l’Annuaire Silvestre, cette source a surtout été utilisée pour ses listes des organisations agricoles. Elle présente de nombreux défauts, notamment celui de l’imprécision des informations présentées : nombre d’organisations sont seulement citées, d’autres manquent complètement, les prénoms des dirigeants sont souvent absents, ce qui complique la tâche d’identification 237. Les auteurs évoquent d’ailleurs ce problème en préambule : « en ce qui concerne l’énumération des organisations agricoles, que nous donnons dans le cadre du département, nous ne saurions assez remercier les Unions régionales et départementales qui ont bien voulu nous fournir la liste de leurs associations, sociétés ou syndicats affiliés ; cette année malheureusement, nous n’avons pu recueillir tous les renseignements désirables, aussi avons-nous dû nous borner à une énumération trop brève ou incomplète » 238. Le dépouillement de cet annuaire 239 a donné lieu à l’établissement de plus de 25 000 fiches individuelles : parmi elles, 2 300 environ ont été reliées à des membres de chambre d’agriculture ; 1 218 membres de chambre d’agriculture ont ainsi pu être appréhendés par un ou plusieurs mandats professionnels détenus hors des chambres d’agriculture à cette date. De même origine, les éditions du Guide national de l’agriculture, successeur de l’Annuaire national de l’agriculture pour les années 1950 à 1965, ont été intégralement dépouillées pour 1951-1952 et 1959-1962 240.

Avant que ne paraissent les Annuaires des chambres d’agriculture, à partir de 1955, aucune liste des membres des chambres d’agriculture élus depuis 1927 ne nous était connue : ce sont les éditions les plus immédiatement proches de l’Annuaire Silvestre ou de l’Annuaire national agricole qui ont permis le recensement complet – sauf rares lacunes des sources – des membres des chambres d’agriculture pour tous les scrutins des années d’entre-deux-guerres – soit 1927, 1930, 1933, 1936 241. Au total, a été créée une base de données informatique constituée de 8 789 fiches, chacune correspondant à un individu ayant été membre d’une chambre d’agriculture entre 1927 et 1974 : un système de bases de données relationnelles a été établi, permettant la mise en relation, sans déperdition d’informations, de l’ensemble des éléments de la vie, de la carrière et de l’engagement recueillis dans les sources et associés à chaque individu après un travail d’identification et de suivi 242.

Les annuaires des ingénieurs agronomes et des ingénieurs agricoles, nombreux, offrent la possibilité d’un repérage des diplômes, des appartenances d’écoles et de promotions, ainsi que des carrières. L’Association des anciens élèves de l’Institut national agronomique a précocement publié un annuaire de ses membres 243, très complet : il s’agit d’un outil destiné aux membres de l’association, qui constitue un réseau très dense et étendu 244. Faisant fonction de service de placement, mine d’information pour les jeunes diplômés comme pour ceux qui changent d’emploi, l’annuaire des « Agros » est riche d’indices pour le chercheur : promotion, appartenance à l’association des anciens élèves, décorations, postes occupés, fonctions électives, adresses professionnelles et privées y sont renseignées 245. D’autres éditions ont été consultées, ainsi que les annuaires d’autres écoles 246.

Signalé dans sa thèse par Christiane Mora 247, le répertoire de Luce Prault, longtemps directeur des services de l’APCA, se trouvait encore dans le tiroir d’un bureau de son centre de documentation lorsqu’il nous a été confié en 2005 248. Son existence et sa conservation révèlent beaucoup de l’institution : le rôle d’interlocuteur du secrétaire qu’est Luce Prault, son souci de constituer un fichier d’adresses et de renseignements, sa correspondance soutenue avec de nombreux acteurs des chambres d’agriculture, sont lisibles et pallient quelque peu l’absence de documents manuscrits conservés pour les années 1927-1940. Surtout, le répertoire contient les noms et prénoms des membres du bureau de chaque chambre d’agriculture, quelques informations sur les présidents, notamment leur adresse personnelle et leur date de naissance et éventuellement de décès si celui-ci est survenu entre 1938 et 1940. On y trouve des indications irremplaçables sur les secrétaires administratifs des chambres : leur existence, leur identité, leurs diplômes, éventuellement leur poste à la direction des services agricoles, sont autant de précieuses données qui servent à reconstituer le corpus des « administratifs » des chambres et de l’APCA, mais également à approcher le travail de maillage qu’effectue tout au long de sa carrière Luce Prault dans la mise sur pied d’un réseau de ces « administratifs » 249.

Des sources relatives à la période de l’Occupation et à la Corporation paysanne il sera beaucoup question 250. Du niveau départemental au niveau national, nous avons opté pour un dépouillement intégral, seule réponse possible à notre postulat du « goulet d’étranglement » de la Corporation paysanne, quand de nombreuses autres sources n’ont été dépouillées que ponctuellement ou uniquement pour les présidents 251. Vient d’abord la liste des membres de la commission de l’organisation corporative paysanne, datée du 21 janvier 1941 252, publiée dans le Journal officiel du lendemain. Suffisamment précise pour permettre sans risque d’erreur l’identification des individus qui la composent – sont indiqués les prénoms mais surtout la fonction principale, souvent dans une organisation connue, notamment par l’édition 1939 de l’Annuaire national de l’agriculture –, cette source est contemporaine de la publication du décret portant nomination des membres du Conseil national de Vichy, également dépouillée 253. En 1941, sont mis sur pied des Comités régionaux d’organisation corporative (CROC). À circonscription départementale, ces comités sont créés sur les fondations des organisations agricoles, principalement des syndicats, qui existaient alors : un classeur conservé aux archives nationales, parmi les nombreuses, riches et sous-exploitées archives de la Corporation paysanne, dévoile tout un pan de cette organisation dans chaque département, sous la forme d’un journal de bord, se terminant par la liste des membres désignés pour constituer le dit CROC 254.

C’est également sous la forme de classeurs que se présentent des fiches cartonnées sur lesquelles ont été tapées à la machine les listes des membres des Unions régionales corporatives agricoles (URCA), instances départementales de la Corporation paysanne constituées après une assemblée générale des syndics corporatifs locaux du département, entre la fin de l’année 1941 et le début de l’année 1943. Un renouvellement général des conseils régionaux corporatifs des URCA est opéré en décembre 1943 : un autre classeur contient ces listes, sans lacunes 255. Ainsi, l’ensemble des acteurs départementaux de la Corporation paysanne, pour la France entière, a été recensé. Ce travail a été complété par le dépouillement de l’ensemble des fiches d’homologation des syndicats corporatifs locaux des départements de la Mayenne, de la Savoie, du Gers, ainsi que de la Drôme et de l’Ardèche 256, par le repérage de l’ensemble des présidents de chambre d’agriculture dans les listes des présidents de syndicats corporatifs communaux conservés dans les boîtes d’archives de chaque URCA 257, et bien évidemment par le dépouillement des listes des membres des instances nationales « définitives » de la Corporation paysanne 258. En janvier 1944, sont publiées au Journal officiel les listes des membres nommés par les URCA et par le ministère de l’Agriculture et du Ravitaillement du gouvernement de Vichy : leur dépouillement vient compléter le tableau des carrières possibles dans les instances corporatives agricoles entre 1940 et 1944.

L’hypothèse de l’existence d’un « retour des évincés » 259, voire de plusieurs vagues de retours, a été testée après dépouillement intégral de l’Annuaire national agricole de 1945 260, de la partie accessible au moment de nos dépouillements des rapports des préfets en février-mars 1946, au lendemain du premier renouvellement des Fédérations départementales des syndicats d’exploitants agricoles 261, de l’Annuaire de la Confédération générale de l’agriculture publié en 1947 262 et de celui de 1951 263. La liste complète des membres des chambres d’agriculture élus en février-mars 1952, lors du premier renouvellement depuis 1939, n’a pu être obtenue que par un laborieux cumul d’archives diverses : extraits de la presse agricole départementale, procès-verbaux de sessions de chambres d’agriculture, listes éparses, n’ont pu être rassemblées qu’avec l’aide précieuse des documentalistes des chambres d’agriculture, voire des archivistes des archives départementales. La reconstitution des trajectoires après cette date paraît bien plus aisée, quoique semée d’embûches. Les annuaires publiés par l’APCA à partir de 1955 ont une valeur inestimable : ils renseignent sur les présidents et les membres des chambres d’agriculture, donnant de précieuses indications telles que la date et le lieu de naissance des individus, la profession, la mention des mandats professionnels et politiques, les décorations reçues 264. Il y est consacré de une à quatre pages par département – une en 1955, quatre en 1964 –, pour les membres du bureau, puis bientôt, pour l’ensemble des élus de la chambre. Les mêmes informations sont ainsi indiquées, la précision décroissant néanmoins rapidement avec l’altitude des fonctions exercées au sein de la chambre d’agriculture. Source précieuse entre toutes, les annuaires ne sont toutefois que des photographies, des instantanés. Une autre réserve vient du fait que ce sont les élus eux-mêmes qui, sollicités par l’institution nationale, remplissent un formulaire suivant leur propres priorités, ce qui implique nécessairement des déformations qu’il convient de déceler. Pour la période charnière de 1959-1960, les éditions disponibles du Guide national de l’agriculture 265 ont été également exploitées intégralement, permettant d’envisager la position des représentants des chambres d’agriculture dans de nombreuses organisations agricoles, en adoptant le point de vue inverse de celui de l’Annuaire des chambres d’agriculture.

Les fiches remplies par les membres de chambre d’agriculture en vue de la publication de l’annuaire, conservées pour l’année 1964, ne font en aucun cas doublon avec celui-ci. En effet, la comparaison des deux sources révèle une déperdition d’informations non négligeable : les rédacteurs de l’annuaire ont en effet gommé la dimension chronologique pour les responsabilités assurées dans les organisations agricoles – date d’entrée en fonction – et les distinctions honorifiques et décorations – date d’obtention de la décoration. Les précisions sur le statut, le mode de faire-valoir et la profession précisés dans la catégorie « élu en qualité de » ont également été uniformisées et traduites en termes de collège électoral 266. D’une manière générale, cette source est doublement biaisée. Plus des deux tiers des fiches ayant été dactylographiées, on pense à une prise en charge de cette tâche par le secrétaire administratif de la chambre : en découle une certaine uniformisation, la déformation de certaines précisions données oralement, et la possible duplication des informations fournies lors de la précédente élection. D’un département à l’autre, il s’en suit une hétérogénéité assez évidente : certaines liasses de fiches d’un même département comportent des renseignements très précis pour une rubrique quand d’autres sont systématiquement laissées vides. Par ailleurs, on ne peut parler de doublon parce que le modèle original de ces fiches, proposé aux chambres par l’APCA, dévoile les points sur lesquels l’APCA focalise son intérêt. L’intérêt porté aux titres et aux décorations est patent, tout comme l’est le silence sur la dimension politique de l’action des élus professionnels. Par les indications données en notes, l’APCA induit la forme et le niveau de précision de nombreuses réponses : ainsi la « nature éventuelle de l’exploitation » est réduite à la notion de spécialisation, écartant toute indication concernant le mode de faire-valoir ou la superficie 267.

Par rapport à ce que serait une étude prosopographique idéale, bien des imperfections demeurent dans la nôtre, du fait de l’inadéquation entre le cadre de l’étude et la dispersion des sources dans les départements. Ainsi, patrimoines, fortunes, parenté, alliances, ne sont abordés que de manière ponctuelle, sans possibilité de générer une vision d’ensemble véritablement solide et fondée sur les rigoureuses méthodes de l’histoire sociale. L’apport de la recherche prosopographique est cependant réel, les références aux œuvres et aux idées de ceux qui l’ont pratiquée l’attestent, ainsi que l’ancrage dans le temps long et le repérage des réseaux sociaux, loin des statistiques et non cantonnés aux relations professionnelles. Il a d’ailleurs été décidé de faire feu de tout bois : notices biographiques, nécrologies et éléments épars recueillis dans la correspondance et dans la presse ont enrichi notre perception des parcours des présidents et de nombreux membres des chambres d’agriculture entre 1927 et 1974. Loin de suffire à reconstituer finement les itinéraires de tous les individus, cette approche a permis de définir une série de « jalons » plus ou moins significatifs, par lesquels l’itinéraire d’un dirigeant peut partiellement être éclairé. Par « jalons » nous entendons des moments auxquels l’individu est associé, qui permettent des comparaisons qui doivent rester des discussions autour d’indices, voire de preuves, mais sans réduction du vécu social à une collection de fonctions déconnectées : aux côtés de notions plus attendues, celles d’envergure, de combinaison de mandats, de niveau d’insertion, d’assiduité ou d’intrication sont retenues, à la fois en fonction des sources disponibles et des questionnements jugés pertinents.

Au-delà de ces repères centraux, c’est également un « paysage intérieur » qui a été lentement construit et mobilisé, un terrain large et très ramifié, exploré en jouant sur les jeux d’échelle. Paysage d’organisations professionnelles agricoles, par les liens avec les autres organisations, publiques et privées, donc dans les interactions et le rapport à l’« environnement ». Paysage « social », par la prise en compte de la « surface sociale » 268, évaluée par la collecte d’indices comme le fait de figurer dans le Bottin mondain ou le Who’s who, les décorations, les origines familiales, la formation et l’appartenance à des réseaux d’anciens élèves par exemple. Le terrain est également celui d’un vécu plus global que l’on peut prétendre toucher du doigt par la rédaction de « biographies » dont le but est surtout de maintenir continuellement présent à l’esprit les limites de l’exercice – « l’illusion biographique » dévoilée par Pierre Bourdieu et notamment le problème du « postulat du sens de l’existence » qui se pose autant pour le sujet que pour le chercheur – et tant l’épaisseur perceptible du social que sa labilité.

Ces biographies ont été placées au fil du texte, et non reléguées en annexes comme il est habituel de le faire : choix assumé, qui vise à scander le récit et à insérer des trajectoires au moment précis où elles restent en suspens, sans s’interdire de reprendre le fil d’une biographie quelques dizaines de pages plus tard, et sans proposer une interprétation erronée parce que fondée sur l’advenu. Il n’en reste pas moins que le volume d’annexes a été conçu non comme une illustration du texte mais comme son indispensable assise : au lecteur d’y chercher preuves et limites de la démonstration.

Il n’est guère possible de débuter le récit de l’histoire des chambres d’agriculture et de l’APCA sans envisager leur naissance laborieuse, le contexte de celle-ci et leur « préhistoire ». Un premier chapitre se propose de retracer les principales étapes repérables de 1840 à 1927, des premiers projets de loi aux premières élections – c’est alors que sera évoquée dans le détail la trajectoire de Joseph Faure, « père des chambres d’agriculture » 269 –, d’en pointer les différents enjeux et acteurs, avant de marquer un temps d’arrêt en cette année 1927, pour se pencher d’abord sur le groupe en formation des premiers présidents de chambre d’agriculture, et tenter de le caractériser, pour observer ensuite le cours des débats qui se nouent dès la première réunion des présidents à Paris, en octobre 1927. Un second chapitre sera consacré à la description de l’AP(P)CA au cours des années 1930 qui sont celles de sa structuration et de son inscription dans un système topographique complexe. Les connexions avec les organisations agrariennes sont également lisibles au travers du fonctionnement consultatif de l’institution – l’exemple d’un débat récurrent sur la propriété horticole servira un temps de fil rouge –, sans que l’on puisse pour autant oblitérer la réalité d’une assemblée de notables très hétérogène et aux aspirations antagonistes au sein de l’Assemblée permanente. La première partie se clôt sur un chapitre en creux, qui tente de relater la période pendant laquelle l’Assemblée permanente, balbutiante en 1939, est autoritairement supprimée par le gouvernement de Vichy : les trajectoires des hommes des chambres d’agriculture de 1940 à 1947 donnent à voir les ressorts de notabilités qui sont à la fois un repoussoir et une référence, ainsi que les possibles renouvellements croisant idéologies et générations – notamment au prisme de l’affaire Bohuon – : elles permettent de tester l’hypothèse d’une « discipline institutionnelle » propre aux hommes de l’APPCA.

La seconde partie ne peut se penser que comme intimement liée aux années 1930 et à celles de l’Occupation et de la Libération : les répercussions en sont lisibles de 1948 à 1960. Le quatrième chapitre envisage l’épisode de la refondation des chambres d’agriculture, leur « résurrection » en 1948-1949, entre activations de réseaux et réactivations d’expériences communes, ainsi que les moteurs de cette initiative, puis propose une lecture des élections de 1952 comme un « second retour des évincés » – évincés qui s’incarnent très bien dans les cinq figures des membres du bureau, dont il est proposé des biographies. Le chapitre qui suit présente les années 1952 à 1955 sous l’angle de l’occasion alors donnée à l’institution de prendre un nouveau départ et de se construire une légitimité nouvelle, fragile et inédite, avec la participation au programme d’Aide technique et financière de productivité – qui crée des zones-témoins dans une poignée de départements. Enfin, un sixième chapitre vient compléter le portrait collectif des présidents des chambres d’agriculture de 1955 en testant la validité de l’hypothèse technocratique, à travers le groupe des salariés – administratifs et techniques – des chambres d’agriculture et de l’APPCA : conseillers agricoles et directeurs introduisent compétences et expertises au sein d’un complexe système de notabilités. Ces trois chapitres sont ceux de l’omniprésence de Luce Prault, directeur de l’APCA de 1927 à 1960 : l’importance de cette figure centrale est finalement questionnée en tant que précédent et en tant que catalyseur d’évolutions sociales et organisationnelles.

Si la troisième partie débute avec la Cinquième République, le ministère Pisani et l’avènement des dirigeants du CNJA, il s’agit plutôt de tester la validité du postulat de l’irruption de la nouveauté dans une APPCA sclérosée, dans le contexte qu’instituent, en 1960, la loi d’orientation agricole puis le décret de 1966 sur le développement agricole. La photographie de l’institution en 1960 constitue un septième chapitre qui pointe l’écart entre les chambres d’agriculture et une APPCA anachronique – l’intrication entre FDSEA et chambres d’agriculture, l’affaire de la fraude de Pierre Rozé et l’implication des présidents dans l’Amicale parlementaire agricole disent l’épaisseur sociale et politique de ce décalage. Un copieux chapitre 8 entreprend d’analyser le fonctionnement institutionnel à l’aune d’un échec, celui de la participation de l’APPCA et des chambres d’agriculture à la détermination de la superficie de l’exploitation à 2 UTH, entre 1960 et 1963. Des débats qui précèdent le vote de la loi d’orientation au déploiement d’une armada statistique et rhétorique, il est encore question de la légitimité de l’APPCA et de sa place dans le champ des organisations professionnelles agricoles. Enfin la période 1964-1974 est envisagée d’abord par la focale des élections de 1964, à la fois déclencheur d’un renouvellement profond des chambres d’agriculture et occasion d’observer le contrôle de l’image de l’institution par l’APPCA. Ce sont les nouveaux rôles des chambres et de leur assemblée permanente qui sont scrutés : avatars et vestiges des missions antérieures, ils disent un parcours volontariste pour continuer d’exister dans le champ des organisations professionnelles agricoles ; ils sont à la fois l’œuvre et l’héritage de « nouveaux » notables qu’il sera temps de comparer aux anciens.

Notes
230.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Autres sources.

231.

Arch. dép. Rhône, 1 M 273. Mérite agricole, dossiers individuels de titulaires, E-Z (1885-1914).

232.

Annuaire Silvestre 1923(préface).

233.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Annuaire Silvestre 1923.

234.

Voir infra. Chapitre 2. A. Topographies. p. 171.

235.

Plus de 130 pages dans l’édition 1923 : Annuaire Silvestre 1923, Livre VI. Les producteurs du sol et leurs auxiliaires. Titre 1. Les produits naturels du sol. Les grands propriétaires, [listes par départements et par ordre alphabétique], pp. 1135-1470. Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Annuaire Silvestre 1923.

236.

Annuaire national agricole 1930, 1er volume.

237.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Annuaire national agricole 1930-1931

238.

Annuaire national agricole 1930, volume 1, p. 131.

239.

Effectué par Martin Baptiste, dans le cadre d’un projet collectif prosopographique au sein du LER.

240.

Effectué par Stéphane Guillard, dans le cadre d’un projet collectif prosopographique au sein du LER.

241.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Tableau synoptique des dépouillements.

242.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Un système de bases de données relationnelles.

243.

Annuaire INA 1936.

245.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Annuaire des ingénieurs agronomes 1935.

246.

Voir Annexes. État des sources. Deuxième partie. IV. Annuaires, répertoires et dictionnaires.

247.

Elle mentionne alors un « simple cahier, où étaient notés les indications essentielles concernant la correspondance avec les dirigeants départementaux ». Christiane MORA, Les chambres d’agriculture… ouvrage cité, note 13, p. 221.

248.

Arch. APCA, Répertoire des chambres d’agriculture établi par Luce Prault, secrétaire de l’APPCA, 1938-1940.

249.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Répertoire des chambres d’agriculture établi par Luce Prault, secrétaire de l’APPCA, 1938-1940.

250.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Période 1940-1944.

251.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Tableau synoptique des dépouillements.

252.

Journal officiel de l’État français, 22 janvier 1941, décret portant nomination des membres de la commission de l’organisation corporative paysanne, 21 janvier 1941.

253.

Journal officiel de l’État français, 24 janvier 1941, décret portant nomination des membres du conseil national de Vichy, 23 janvier 1941.

254.

Voir Annexes. Dossier n° 5. Document 2. Recto-verso de la fiche du CROC de la Mayenne, 1941.

255.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Listes des membres des unions régionales corporatives agricoles, 1942 et 1944.

256.

Ces opérations n’ont pu être menées qu’avec le concours du Laboratoire d’études rurales, et en collaboration avec Pierre Chamard.

257.

Arch. nat., F10 4976 à 5046, archives de la Corporation paysanne, unions régionales corporatives agricoles [classement par département], listes des syndics corporatifs locaux [c. août 1943].

258.

Arch. nat., F10 4952, Conseil permanent provisoire. Organisme temporaire chargé d’achever la mission de la CNOC par l’art. 16, § 2 du décret du 16 décembre 1942 ; Journal officiel de l’État français, 16 mai 1943, arrêté ministériel du 13 avril 1943, nomination des membres du conseil national corporatif, p. 1353.

259.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani… ouvrage cité, p. 289.

260.

Annuaire national agricole 1945.

261.

Arch. nat., F1a 4034 : Réponse des préfets à la circulaire n° 287 du ministère de l’Intérieur sur la composition des fédérations départementales du syndicat des exploitants agricoles, février-mars 1946. Ainsi que Arch. nat., F1cIII 1205 à 1233 : Rapports de Préfets, fin 1944, 1945, 1946. (Classement départemental)

262.

Annuaire CGA 1947.

263.

Guide national agriculture 1951-1952.

264.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Annuaire des chambres d’agriculture 1955 et 1964.

265.

Guide national agriculture 1959-1961.

266.

La première partie du chapitre 9 est consacrée à une analyse heuristique des biais de cette source et de ce qu’ils révèlent des stratégies de l’APPCA en 1964.

267.

Voir Annexes. Dossier Sources et méthodes. Fiches individuelles des membres des chambres d’agriculture élus en 1964.

268.

Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, n° 62-63, juin 1986, pp. 69 73.

269.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français… ouvrage cité, pp. 1662-1663.