Première partie : L’A(P)PCA jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale : fondations et éclipses

L’histoire des chambres d’agriculture et de l’APCA est marquée par le caractère tardif de leur création, ainsi que par les obstacles auxquels leurs partisans se sont heurtés. D’une part, il est indubitable que les chambres d’agriculture ont été créées bien après les chambres de commerce et d’industrie, et bien après certaines chambres d’agriculture, ou expériences similaires, en Europe. D’autre part, la loi française du 3 janvier 1924 ne prévoyait pas d’organisation nationale, de fédération de chambres d’agriculture, pas plus que de dispositif assurant la permanence de l’institution en dehors des sessions réunissant les présidents à partir de 1927. L’étude de la préhistoire des chambres d’agriculture, soit la période allant de 1840 – voire auparavant puisque certaines formes d’organisation proches plongent leur racines dans les corporations de l’Ancien régime – à 1924, année qui débute avec le vote de la loi du 3 janvier sur les chambres d’agriculture, doit permettre de souligner les particularités qui autorisent à postuler une spécificité française des chambres d’agriculture et de l’APCA.

Car que sont les chambres d’agriculture en Europe ? Il est difficile d’aborder ce point succinctement sans être schématique. Rappelons tout de suite que sous une même dénomination peuvent se cacher des réalités totalement différentes. Par delà les seuls problèmes de traduction, il convient de tenir compte des réalités socio-économiques et politiques des pays considérés. Certaines publications ont donné une idée assez précise de la diversité des modes d’organisation des agriculteurs en Europe : l’histoire y est présente mais il s’agit surtout de « comprendre l’état des forces professionnelles en présence et l’impact des stratégies utilisées pour peser sur les bureaucraties européennes » 270. De ce fait seules les organisations encore existantes au moment des enquêtes y sont abordées. En Allemagne, entre 1894 et 1927, 38 chambres d’agriculture sont créées, avec des disparités importantes d’un Land à l’autre 271. Elles ont un rôle d’encouragement à l’agriculture, dans une logique de délégation des attributions des pouvoirs publics, propre à l’organisation allemande des Länder où elles sont considérées comme des « organes auxiliaires » de l’État. Supprimées en 1933 par le régime national-socialiste, elles renaissent en RFA après 1945. Elles sont groupées en une fédération libre, « Verband der Landwirtschaftkammern », qui se rapproche d’une assemblée de présidents, qui a un rôle de coordination et d’intervention interrégionale. Malgré ces similitudes, la référence aux chambres d’agriculture allemandes est rare chez les acteurs des chambres en France, des années 1920 aux années 1970 – il convient toutefois de noter le rapprochement constitué par la création d’une chambre franco-allemande, dans les années 1950.

En Autriche, depuis 1923, il existe certes une Conférence des présidents des chambres d’agriculture d’Autriche, formée par les présidents des neuf chambres provinciales du pays. Elles interviennent sur les plans cantonal et provincial, jouent un rôle d’interface entre les agriculteurs, qu’elles conseillent, et le ministère de l’Agriculture, avec lequel elles mettent en œuvre des programmes d’amélioration agricole, et formulent des avis sur les projets de lois. En Suède, il existe des chambres d’agriculture depuis le milieu du 19e siècle. Mais il est possible de trouver des points de convergence avec des organisations ne s’intitulant pas « chambres d’agriculture ». Ainsi, les schappen néerlandais présentent, dans leur « structure néocorporatiste des consultations du monde agricole » 272, bien des similitudes avec les chambres d’agriculture française, chronologie mise à part. Il conviendrait également de comparer les chambres d’agriculture dans leur évolution vers et par-delà le corporatisme avec les Fraternités d’agriculteurs et d’éleveurs de l’Espagne franquiste, « institution corporatives de représentation générale pour tous les agriculteurs et les salariés agricoles » 273, ainsi que des organisations antérieures, comme l’Asociaci ó n de Agricultores de Espa ñ a, au sein de laquelle grands propriétaires et agronomes s’accordaient une reconnaissance mutuelle et participaient à la diffusion des innovations agricoles 274. C’est la mutation de chambres d’agriculture nées dans la mouvance des organisations patronales agraires européennes en organisations partenaires de l’État aux missions transfigurées par rapport à la lettre de leur « charte organique » qui paraît singulière : elle peut être rapprochée de certaines évolutions dans d’autres pays d’Europe, mais est avant tout intimement liée à l’histoire des rapports entre l’État et les citoyens, en France, depuis la fin du 18e siècle.

Plus qu’à une référence étrangère, c’est aux chambres de commerce françaises que se réfèrent les partisans des chambres d’agriculture, puis, tout au long de leur histoire, leur dirigeants. En France, la première institution appelée « chambre de commerce » aurait été créée en 1599 à Marseille. Un siècle plus tard, à Dunkerque, une assemblée portant la même dénomination est créée. En 1774, onze chambres de commerce existent désormais, à Amiens, Bayonne, Bordeaux, Lille, Lyon, Montpellier, La Rochelle, Rouen et Toulouse 275. Le 2 mars 1791, la loi d’Allarde pose le libre contrat comme la base des nouveaux rapports sociaux, en supprimant les corporations. Trois mois plus tard, le 14 juin 1791, la loi Le Chapelier « proscrit les réunions particulières, l’élection de syndics, le dépôt de pétitions en nom collectif [et] s’inscrit dans un refus face au foisonnement des clubs » 276. En 1802, les chambres de commerce supprimées en 1791 sont rétablies : il convient cependant de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une restauration puisqu’elles sont désormais « des "corps consultatifs" et non représentatifs » 277. Les chambres de commerce deviennent plus nombreuses mais leur développement ne s’intensifie que pendant la Monarchie de Juillet : l’ordonnance royale du 17 juin 1832 élargit leur corps électoral et permet l’élection à la présidence d’un membre de la chambre, minimisant ainsi les prérogatives du préfet 278. Le Second Empire voit « l’éclosion de grandes fortunes et la promotion de notables dont beaucoup trouvèrent dans les chambres de commerce un surcroît d’honorabilité et un moyen de favoriser le développement régional » 279.

La Troisième République généralise l’institution consulaire, d’abord par le décret du 17 janvier 1872 et étend leur corps électoral et assouplit les conditions d’éligibilité, mais surtout en votant la loi du 9 avril 1898, charte organique des chambres de commerce. D’après ce texte, « les chambres de commerce et d’industrie sont, auprès des pouvoirs publics, les organes des intérêts commerciaux et industriels de leur circonscription ». « Instituées par décret en Conseil d’État, sur la proposition du ministre chargé de la tutelle administrative desdites chambres », les chambres de commerce et d’industrie ont en général leur siège dans une ville, grande ou moyenne, et leur circonscription varie – de l’infradépartemental au régional. De nouvelles chambres sont créées : 40 jusqu’en 1898, 38 ensuite.

Dès 1899, naît l’Assemblée des présidents de chambre de commerce, « sous la forme d’une simple association considérée parfois avec méfiance par les pouvoirs publics » 280. Christophe Bouneau écrit que « la création de l’Assemblée des présidents de chambres de commerce constitue en 1899 l’aboutissement d’une lutte presque séculaire pour le droit de réunion, dont la chambre de commerce de Paris a été le chef de file incontesté : dans cette genèse l’efficacité de la chambre de Paris, sous le signe du lobbying, s’est appuyée avant tout sur l’influence de ses présidents, relayée par le soutien de plusieurs parlementaires » 281. Affirmant que l’APCC réussit à acquérir en quelques années une représentativité à l’échelle nationale, l’auteur évoque toutefois des démarrages laborieux et le ralliement très progressif des chambres de commerce en activité, de 1899 à 1914. Très tôt évoquée en regard de la situation des chambres d’agriculture dont les volontés de création avortent tout au long du 19e siècle et jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale, l’antériorité des chambres de commerce occulte et aplanit les difficultés de celles-ci à asseoir leur présence dans le paysage économique et politique et leurs heurts avec les pouvoirs publics : à l’évidence les problèmes de reconnaissance de la légitimité de l’existence d’une assemblée permanente et de la concertation interconsulaire sont comparables entre APCCI – reconnue par décret en 1964 seulement – et APCA.

La période 1840-1947 s’inscrit dans l’histoire complexe d’une Europe en pleins bouleversements sociaux et politiques. Ruptures politiques, doctrines sociales en gestation, reconversions et adaptations des élites, révolutions industrielle et agricole sont le théâtre d’une histoire qui commence par une idée discrète mais tenace, celle de la nécessité de remettre sur pied des « corps intermédiaires », dont les chambres d’agriculture sont une des manifestations. Des premières propositions de loi, sous la Monarchie de Juillet, à la première réunion des présidents de chambre d’agriculture à Paris, en 1927, se dévoile une histoire qui fait de l’institution naissante à la fois l’héritière de débats séculaires et la représentante fidèle de son temps, et notamment du consensus agrarien qui prévaut dans les années 1920 et 1930. Au cours de cette période, l’APCA se structure, accède à la reconnaissance des pouvoirs publics, tout en peinant à trouver sa place, dernière née qu’elle est dans une topographie foisonnante d’organisations professionnelles agricoles et d’organismes parapublics aux missions parfois floues : comment les acteurs de l’AP(P)CA orientent-ils une action encore incertaine, entre réseaux et médiations ? Après la suppression de l’APPCA en 1940, comment ces acteurs poursuivent-ils ou non leur action ? Cette période mouvementée, pendant laquelle les chambres d’agriculture départementales restent en activité, au moins jusqu’en 1943, peut-elle être le laboratoire d’une observation à la fois des positions de notabilité des présidents de chambre d’agriculture, comme de leur existence en tant que groupe dont les liens se sont renforcés au sein de l’institution, jusqu’à la supposition de l’existence d’une « discipline institutionnelle  » ?

Notes
270.

Bertrand HERVIEU et Rose-Marie LAGRAVE [dir.], Les syndicats agricoles en Europe, Paris, Éditions L’Harmattan, 1992, 318 p., p. 7 ; Voir également : Jean-Luc MAYAUD et Lutz RAPHAËL [dir.], Histoire de l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Librairie Armand Colin, 2006, 405 p. ; ainsi que : Darren HALPIN [dir.], Surviving global change ? : agricultural interest groups in comparative perspective, Aldershot, Ashgate, 2005, XVII-277 p.

271.

Xavier FLORÈS, Les organisations agricoles et le développement économique et social des zones rurales, Genève, Bureau International du travail, 1970, 608 p., p. 109.

272.

Jaap FROUWS et Bernard HOETJES, « Pays-Bas : le Front vert », dans Bertrand HERVIEU et Rose-Marie LAGRAVE [dir.], Les syndicats agricoles en Europe, Paris, Éditions L’Harmattan, 1992, 318 p., pp. 185-207.

273.

Gloria de LA FUENTE BLANCO et Eduardo MOYANO, « Espagne : du corporatisme au pluralisme », dans Bertrand HERVIEU et Rose-Marie LAGRAVE [dir.], Les syndicats agricoles en Europe, Paris, Éditions L’Harmattan, 1992, 318 p., pp. 73-91.

274.

Gloria SANZ LAFUENTE, « Une relecture des grandes organisations de propriétaires terriens en Europe : entre l’entreprise coopérative, la transformation agraire et la politisation des campagnes, 1880-1939 », dans Jean-Luc MAYAUD et Lutz RAPHAËL [dir.], Histoire de l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Librairie Armand Colin, 2006, 405 p., pp. 117­-137.

275.

« Clefs pour les CCI », dans Revue d’histoire consulaire, hors série n° 1-juin 1999.

276.

Alain CHATRIOT et Claire LEMERCIER, « Les Corps intermédiaires », article cité, p. 692.

277.

Ibidem.

278.

« Clefs pour les CCI », dans Revue d’histoire consulaire, hors série n° 1-juin 1999.

279.

Ibidem.

280.

Ibidem.

281.

Christophe BOUNEAU, « La Chambre de Paris dans le réseau consulaire national depuis la fin du 19e siècle », dans Paul LENORMAND [dir.], La Chambre de commerce et d’industrie de Paris, 1803-2003. II. Études thématiques, Genève, Droz, 2008, 514 p., pp. 99-113.