Du texte de loi à sa mise en œuvre : une application retardée

1924-1927 : obstructions

Joseph Faure relate dans ses Mémoires les obstacles qui se dressèrent aux lendemains du 3 janvier 1924, alors que « chacun attendait avec confiance une rapide et fructueuse application qui ne vint pas du fait des manœuvres occultes de ses adversaires ». Selon lui, « ceux-ci firent obstruction notamment en empêchant systématiquement le vote des crédits (une centaine ou deux cent mille francs), nécessaires à l’élection qui n’eût lieu que bien plus tard » 307. Les tensions existant alors entre les organisations professionnelles agricoles, et en leur sein même, l’expliquent aisément : en témoigne le fait qu’en 1925, les organisations du boulevard Saint-Germain quittent la CNAA, qui reste aux mains de Joseph Faure, Jules Gautier et Louis de Vogüé 308. Joseph Faure évoque des « efforts restés vains jusqu’en 1926 ». En 1926, Raymond Poincaré expliquera que « la raison principale du long et scandaleux retard mis à l’application de la loi du 3 janvier 1924 résidait dans la non-parution du règlement d’administration publique y ayant trait qui devait être publié dès sa promulgation et que ne le fut que le 25 mars 1925 » 309 : ce document était indispensable à la confection des listes électorale. Joseph Faure s’acharne.En janvier 1926, notamment, il dépose un rapport, au nom de la commission de l’agriculture du Sénat, sur la proposition de loi, adoptée par la chambre des députés, tendant à proroger les délais d’élection des chambres d’agriculture 310. En février, il intervient à nouveau dans la discussion de la proposition de loi concernant les chambres d’agriculture 311.

Dans une manifeste confusion des dates, a posteriori, Joseph Faure raconte une entrevue avec Henri Queuille : « je vis M. Queuille, alors ministre de l’Agriculture, comme il le fut tant de fois si profitablement pour nos campagnes, lequel me promit tout son concours mais ne me cacha pas que le Président du Conseil, alors M. Poincaré, y était hostile ». Ces tentatives d’approche du gouvernement se déroulent sous le quatrième ministère Poincaré, soit après le 23 juillet 1926.

Le récit que fait Joseph Faure de son audience auprès de Raymond Poincaré, vraisemblablement à l’automne 1926, est d’autant plus long qu’il semble avoir marqué le sénateur corrézien, et fourmille de détails, par-delà les quelques vingt années qui séparent l’évènement du moment de la rédaction des mémoires, en 1943. Joseph Faure écrit : « Je demandai donc une audience à M. Poincaré, dont je connaissais d’ailleurs l’immense et légitime autorité, lequel détenait, à cette époque, le portefeuille des Finances. Il voulut bien me recevoir dans son Cabinet, rue de Rivoli, et me donna la parole. Il m’écouta en me regardant fixement dans les yeux pendant une demi-heure, sans placer un seul mot, et le poids de ce regard perçant m’accablait beaucoup en même temps qu’il troublait un peu mon esprit. J’exposai de mon mieux quelle était la nécessité de la création des chambres d’agriculture depuis si longtemps promise et si impatiemment attendue du monde rural qui ne comprenait pas que la loi votée et promulguée y ayant trait restât sans application. Je ne lui cachait pas que je savais que nombre de parlementaires qui avaient voté la loi pour faire plaisir à leurs électeurs ruraux n’étaient maintenant plus partisans de son application ayant peur de voir surgir des chambres d’agriculture des hommes transcendants rendant service, et susceptibles de venir leur disputer plus tard les mandats qu’ils détenaient. Il serait honteux, lui dis-je, que le Parlement se laisse guider par de telles considérations et que la culture reste sans la représentation officielle à laquelle elle a droit pour être traitée sur pied d’égalité avec le commerce et l’industrie plus florissants qu’elle. J’insistait d’ailleurs sur la nécessité de connaître les desiderata des agriculteurs formulés par leurs élus professionnels alors que nos hameaux se vidaient au profit des villes et que des millions d’hectares tombaient en friche posant ainsi pour l’avenir un redoutable problème économique et social. Soyons confiants, lui dis-je en terminant, dans la sagesse et la clairvoyance des paysans si travailleurs, si ordonnés, si économes, si respectueux de l’autorité et donnons-leur enfin les chambres d’agriculture qu’ils réclament avec insistance par leurs associations agricoles. La nation qui doit rester appuyée sur la charrue n’aura pas à le regretter ».

Il poursuit ainsi : « la Cause est entendue, m’a dit le président Poincaré en se levant et en me donnant congé : vos arguments m’ont convaincu et vous allez recevoir satisfaction ». Joseph Faure enchaîne en expliquant qu’il fut alors « nommé rapporteur au Sénat d’une proposition de loi relative à l’application de la loi sur les chambres d’agriculture, sans atermoiement, laquelle fut votée le 9 février 1926 pour que les élections fussent faites dès le début de 1927. Il y eut un moment d’angoisse et d’inquiétude lorsque je descendis de la tribune après avoir développé mon rapport alors que le Gouvernement allait se prononcer et qu’on était certain qu’il serait suivi par le Sénat. Tout le monde était suspendu aux lèvres de M. Queuille, ministre de l’Agriculture, assis sur son banc à côté de M. Poincaré avec lequel il conférait, car de sa déclaration allait dépendre le vote, lorsqu’il se leva et déclara accepter ma proposition aussitôt définitivement votée. La représentation officielle du monde paysan par les chambres d’agriculture allait enfin voir le jour » 312. L’intervention de Joseph Faure au Sénat, en février 1926, a peut-être été décisive, mais elle ne peut en aucun cas être consécutive à l’entrevue avec le président du Conseil Raymond Poincaré. Quoiqu’il en soit, le 28 décembre 1926, une circulaire du ministre de l’Agriculture avise les préfets « qu’aucune raison ne retard[e] plus l’application de la loi du 3 janvier 1924 puisque le Parlement a voté le 19 décembre un crédit de 200 000 francs en vue de couvrir les frais des élections » 313.

Le rôle de Joseph Faure reste assez obscur, même s’il s’est écrit que « la loi du 3 janvier 1924 instituant les chambres d’agriculture fut l’oeuvre de sa vie : il y prit une part si active qu’elle lui valut le titre de "père des chambres d’agriculture" » 314. Il paraît d’autant plus important qu’il s’inscrit dans une trajectoire singulière, celle d’une ascension sociale spectaculaire d’un des fondateurs du mouvement syndical et coopératif en Corrèze et en Limousin, symbole du consensus agrarien entre rue d’Athènes et boulevard Saint-Germain.

Notes
307.

Joseph Faure, 1875-1944, premier président de la Chambre d’agriculture de la Corrèze et premier président de l’Assemblée des présidents de chambre d’agriculture.– Chambres d’Agriculture, n° spécial, 1975, 62 p.

308.

Pierre BARRAL, Les agrariens de Méline à Pisani… ouvrage cité, p. 207.

309.

Joseph Faure, 1875-1944… ouvrage cité, pp. 28-29.

310.

Journal officiel. Sénat. Débats parlementaires, 28 janvier 1926, p. 65.

311.

Journal officiel. Sénat. Débats parlementaires, 9 février 1926, p. 171.

312.

Joseph Faure, 1875-1944… ouvrage cité, pp. 28-29.

313.

Luce PRAULT, « Résultats statistiques des premières élections aux chambres départementales d’agriculture », dans Comptes rendus du 9 e  congrès de l’agriculture française, organisé par la CNAA à Strasbourg, 28 avril 1927, pp. 93-97.

314.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français… ouvrage cité, pp. 1662-1663.