Offices agricoles : entrisme et captation d’expériences

Les mandats exercés dans les offices agricoles sont singuliers. Ces offices ont été créés par la loi du 6 janvier 1919, « dont l’objectif était l’intensification de la production agricole ». Une circulaire ministérielle du 25 avril 1919 précise que les membres des offices agricoles départementaux « seront choisis par les conseils généraux parmi les agriculteurs exploitants et les membres des bureaux des associations agricoles » 430. L’article 2 de la loi du 6 janvier 1919 stipulait que « ces organismes disparaîtraient lorsque les chambres d’agriculture seraient créées » 431, mais ils furent néanmoins durablement « considérés par beaucoup de conservateurs comme un stratagème radical-socialiste en vue d’empêcher l’instauration de chambres d’agriculture élues » 432. Dès mai 1919, lors de l’assemblée générale de l’Union centrale des syndicats agricoles (UCSA), le marquis de Vogüé, président de la Société des agriculteurs de France (SAF), en parle comme d’« une institution essentiellement provisoire, destinée à disparaître le jour, qu’il faut espérer prochain, où la représentation professionnelle de l’agriculture sera définitivement organisée » 433. Lors du premier congrès de l’agriculture, en 1919, il leur est surtout reproché d’être des « organes administratifs et non représentatifs des agriculteurs ou de leurs groupements professionnels, [que la loi] a confié à une assemblée politique le soin de constituer » 434 et d’être ainsi « moins autonomes par rapport à l’État » 435. La loi du 25 octobre 1919 instituant les chambres d’agriculture ne fut cependant jamais appliquée et les offices agricoles se développèrent. La loi du 3 janvier 1924 entérina le statu quo en décrétant que « les offices agricoles départementaux institués par le loi du 6 janvier 1919 sont maintenus avec les attributions déterminées par cette loi » 436 : ils sont cependant désormais en partie sous la coupe de la chambre, puisque trois de leur sept membres sont élus par elle et que leurs budgets et comptes sont soumis à son avis et délibération. Le face à face des offices et des chambres est donc le lieu de cristallisation de l’affrontement des défenseurs d’une organisation professionnelle corporatiste et des dirigeants ouverts à la coopération avec les pouvoirs publics : héritée des tergiversations qui ont présidé à leur création, affirmée au sein des grandes organisations syndicales, l’opposition est cependant atténuée dans les configurations locales.

La comparaison des listes des membres des offices publiées en 1923 437 et de celles des membres des chambres élus en 1927 et encore en fonctions à la fin des années 1920 438 est éclairante 439. 91 % des 87 chambres d’agriculture des départements où existait un office agricole en 1923 comptent au moins un membre de celui-ci parmi leurs élus de 1927. Il est possible d’en recenser deux dans 36 % des chambres, trois dans 23 %, voire plus dans une dizaine de cas. 47 % des chambres comptent parmi leurs membres le président de l’office agricole départemental de 1923 et la même proportion en a accueilli le secrétaire. 20 % des chambres comptent parmi leurs membres le président et le secrétaire de l’office. Dans 45 % des cas, la chambre est présidée par un membre de l’office agricole, et 16 % des chambres le sont par le président de l’office de 1923. Il faudrait connaître en détail la composition des conseils généraux, les éventuels mandats professionnels agricoles des conseillers, les motivations et les négociations qui présidèrent aux nominations des membres des offices : les archives en sont peu nombreuses et rarement accessibles, et ainsi le tableau d’ensemble est difficile à dresser.

Une difficulté complique l’analyse de ces chiffres : la création des chambres d’agriculture ayant été annoncée dès avant la constitution des offices, un entrisme 440 à double sens peut être décelé. En 1919, les conseillers généraux nomment les membres des offices : le font-ils en fonction de candidatures rendues publiques ? Quels réseaux mobilisent-ils ? En font-ils eux-mêmes partie ? Les partisans de chambres d’agriculture compatibles avec l’action du syndicalisme agricole ont-ils eu les moyens de conquérir les offices naissants ? Les auteurs de l’annuaire Silvestre notent sans ambages, à propos de l’office agricole départemental de la Dordogne, que « la Société départementale d’encouragement à l’agriculture s’y trouve très largement représentée » 441, laissant entendre une attention toute particulière du monde professionnel agricole à la représentation respective dans les nouvelles organisations des structures préexistantes, représentation conçue comme collective. Lors des élections aux chambres d’agriculture, en 1927, et en guise de réplique aux dispositions de la loi du 3 janvier 1924, plaçant les offices sous la tutelle des chambres, les membres des offices qui sont candidats cherchent-ils à noyauter cette nouvelle institution ? Parmi les présidents qui cumulent plus de quatre mandats professionnels à l’extérieur de la chambre, se repère une écrasante majorité de ceux qui appartiennent aux offices agricoles, et les membres des offices cumulent en moyenne de quatre à cinq mandats 442 : il est possible de lire ici les indices d’une volonté d’infiltrer tous les types d’organisations, largement partagée d’un département à l’autre.

Dans un tiers des cas, plus de la moitié des membres de l’office de 1923 sont élus à la chambre, tandis que du fait des effectifs largement supérieurs des chambres nouvelles, ils ne parviennent que rarement à peser considérablement dans ces assemblées, en y occupant rarement plus de 20 % des sièges. De plus, les membres des offices devenus présidents de chambre d’agriculture sont très présents dans les autres types d’organisations : 32 d’entre eux ont des mandats syndicaux, 18 dirigent une société d’agriculture, une dizaine un comice, et on compte parmi eux au moins quatre coopérateurs et huit mutualistes. Autant d’expériences et de trajectoires de dirigeants professionnels qui sont susceptibles d’infléchir l’action des chambres. L’Annuaire Silvestre ne permet de repérer que trois cas de présidents qui auraient pour seul mandat professionnel celui détenu à l’office agricole départemental : l’un est vraisemblablement dû aux lacunes des sources, le second est démenti par des recherches plus précises 443, seul le troisième semble plausible.

Au-delà des volontés concurrentes d’infiltration et de contrôle, présumées mais difficiles à percevoir dans le silence des négociations informelles, il ne faut pas exclure la dimension individuelle de certaines candidatures, susceptibles d’avoir été briguées sur le chemin d’une carrière politique. Quatorze des 39 présidents de chambre qui avaient des fonctions à l’office agricole départemental dès 1923 sont conseillers généraux ou le sont devenus au cours des années 1930. Sans systématiser la validité d’un « cursus honorum type » 444 hérité du 19e siècle, se trouvent également parmi les présidents de chambre d’agriculture passés par l’office agricole, quatre sénateurs en fonctions, sur les sept devenus présidents de chambre en 1927, et quatre qui sont élus députés en avril 1928, dont trois « républicains de gauche ». Que quelques-uns aient vu dans l’appartenance à l’office agricole départemental et à la chambre d’agriculture des atouts pour leur candidature à la députation est donc fortement probable, sans constituer un argument majeur.

Lors de la constitution des listes de candidats pour les élections aux chambres d’agriculture de 1927, au cours des opérations électorales puis lors de l’élection du président par les membres de la chambre, les membres des offices ont toutefois été plébiscités. En 1923, les 87 offices agricoles départementaux du territoire français totalisent 480 membres : 188, soit 39 % d’entre eux, ont été élus membres des chambres d’agriculture. Parmi les quelque 1900 membres de celles-ci, ils représentent un dixième environ, tandis qu’ils sont 39 – soit 43 % – parmi les présidents de chambre d’agriculture. Les présidents des offices sont au nombre de 40 parmi l’ensemble des membres des chambres d’agriculture, soit à peine 2 %, tandis que parmi les présidents ils représentent 16 %. La même distorsion peut être constatée à propos de la place relative des secrétaires généraux des offices agricoles. Même si leur légitimité repose sur une multitude de critères, il ne faudrait pas négliger non plus la volonté de capter et de capitaliser les expériences des offices. Celles-ci donnent parfois l’impression d’une action ample et d’une position solidement ancrée dans le département. En Haute-Saône, par exemple, l’office agricole, dès 1923, aurait contribué à la « réorganisation des associations agricoles par des sections cantonales de l’office subventionnées par les communes, [en vue] de la création de nouveaux syndicats, de caisses de crédit agricole, de dépôts d’engrais, de mutuelles, de coopératives, d’associations diverses ». Pour « l’amélioration de la production du bétail, [il a été procédé notamment à] l’importation et l’approbation d’animaux reproducteurs des espèces bovine, chevaline et porcine, [à] la répartition de subventions départementales aux syndicats d’élevage ». Enfin, l’office s’est intéressé à l’« amélioration de la production végétale », en allouant des « subventions pour outillage perfectionné [ainsi que] pour améliorations foncières (drainage, irrigations, remembrement) », en pratiquant des « prêts gratuits d’instruments nouveaux [et des] essais d’engrais chimiques » 445. Présidé par Anatole Gras, conseiller général dès avant la création de l’office, élu sénateur en janvier 1920 et président du comice agricole de Gray, l’office semble avoir pris sa place parmi les organisations du département. Son président et deux de ses quatre autres membres sont élus à la chambre d’agriculture en 1927, et Anatole Gras est choisi comme président. Écheveau indémêlable, la question des liens entre offices et chambres d’agriculture et de leur place dans le « système agricole départemental » 446 deviendra sans doute plus limpide à la seconde étape de l’analyse.

Notes
430.

Cité dans Annuaire national agricole 1930, pp. 38-39.

431.

Cité par Luce PRAULT, Paysans, votre combat ! Essai d’Économie Rurale à l’Usage des Agriculteurs, Saint-Étienne, Paysans de la Loire, 1963, 335 p., p. 97.

432.

Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité, p. 57.

433.

« Assemblée générale de l’Union centrale », dans Bulletin de l’USESA, juillet 1919, pp. 88-89.

434.

« Congrès de l’agriculture », dans Bulletin de l’USESA, août-septembre 1919, pp. 104-106.

435.

Christiane MORA, « Les Chambres d’agriculture et l’unité paysanne », article cité, p. 509.

436.

Journal officiel, 4 janvier 1924.

437.

Annuaire Silvestre 1923.

438.

Annuaire national agricole 1930.

439.

Voir Annexes. Dossier n° 1. 1. Profils de dirigeants professionnels. Tableau 2.

440.

Ce terme désigne, selon le Robert, « noyautage, infiltration » : en l’occurrence, nous désignons par là la stratégie collective qui consiste à faire élire l’un de ses membres dans une organisation rivale ou concurrente, afin de la surveiller et/ou de la neutraliser. Pascal Blas décrit le « travail politique d’un espace par l’élu de rang supérieur que l’on identifie par extension à un réseau d’autant plus facilement que, dans le même temps, on relève de nombreux comportements d’entrisme dans les structures agricoles sociales mutualistes ou culturelles, lesquels ne correspondent pas en totalité, on l’a dit, à des choix raisonnés d’implantation ». Pascal BLAS, « Élites et édiles : le poids des réseaux », article cité, p. 49.

441.

Annuaire Silvestre 1923, p. 396.

442.

Voir Annexes. Dossier n° 1. 1. Profils de dirigeants professionnels. Tableau 7.

443.

Il s’agit du cas de Jules-Édouard Lucas, que nous avons eu l’occasion d’étudier de manière plus approfondie. Voir infra. Chapitre 4. B. Jules-Édouard Lucas, vice-président 488.

444.

Claude-Isabelle BRELOT, La noblesse réinventée… ouvrage cité, p. 508.

445.

Annuaire Silvestre 1923, p. 866.

446.

Jean-Pierre PROD’HOMME, Agriculteurs organisés… ouvrage cité.