Entre adhésion, circonspection et surveillance

En ce lundi 24 octobre 1927, ce sont 67 présidents de chambre d’agriculture qui sont présents, soit 75 % des 90 élus en mai, et 88 % des 76 chambres représentées. Neuf chambres sont représentées par un délégué qui supplée le président absent, cinq présidents sont venus accompagnés d’un délégué, trois accompagnés de deux délégués. Parmi les quatorze chambres qui ne sont pas représentées, treize sont mentionnées comme « adhérentes » 652, sans plus de précisions sur une adhésion de principe accordée sans doute par lettre à Joseph Faure. Seule la chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes, pourtant présidée par Nicolas Aussel, vice-président de la Fédération nationale des syndicats horticoles, et à ce titre membre de son comité exécutif fréquemment réuni à Paris 653, n’est ni adhérente ni représentée. Les treize autres sont présidées par des hommes certes un peu plus âgés en moyenne que l’ensemble des présidents, 64 ans contre 59 pour l’ensemble, mais cela n’explique guère l’absence de certains des plus jeunes, ni la présence de certains anciens. Parmi eux, trois ne sont pas dits « excusés ». Le premier, Jean de Montgolfier, 48 ans, descendant d’une « dynastie de papetiers » 654, préside le Syndicat agricole d’Annonay et du haut Vivarais, dont la circonscription s’étend sur quatre cantons, et qui est affilié à l’Union du Sud-Est des syndicats agricoles (USESA). Les deux autres, Jacques-Amédée Doléris et Étienne Poisson, présidents des chambres des Basses-Pyrénées et de l’Indre, respectivement âgés de 75 et 82 ans, sont pourtant vraisemblablement fréquemment présents à Paris, le premier en tant qu’ancien chef de clinique de la Faculté de médecine, ancien député ayant sa résidence au 20 boulevard de Courcelles 655, et président de la 13section pour les Basses-Pyrénées de la Société des viticulteurs de France et d’ampélographie 656, le second en tant que vice-président du comité central de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles 657.

Parmi ceux qui se sont fait excuser auprès de Joseph Faure, figure un ancien sénateur, Anatole Gras, non réélu en janvier 1927 en Haute-Saône, qui déclare toujours une résidence parisienne 658 et un sénateur en fonctions, Thierry d’Alsace d’Hénin, « touché trop tard par la convocation » 659. L’éloignement explique sans doute l’absence de quelques-uns, notamment du président de la chambre d’agriculture des Hautes-Pyrénées ou des Landes, mais ce facteur n’est guère plausible dans d’autres cas : René Berge, président de la chambre d’agriculture de Seine-Inférieure, vice-président de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture, résidant dans la capitale au 12 avenue Pierre 1er de Serbie, n’est-il pas avant tout méfiant et trop lié au ministère de l’Agriculture pour ne pas être tenté d’attendre les résultats de cette première réunion en matière d’organisation ? À l’automne 1927, il semble que pour ces hommes et leurs homologues de la chambre départementale, un attentisme circonspect ait été de mise vis-à-vis de l’initiative d’une réunion des présidents et des ambitions sous-jacentes qu’elle recelait.

Parmi les neuf présidents absents suppléés par un délégué, seul Félix Bardeau, médecin-vétérinaire, doyen du conseil général et « précurseur du syndicalisme agricole » 660, président de la chambre d’agriculture de la Gironde, âgé de 79 ans, se rapproche de la figure du vieillard cacochyme. Marius Cathala, 59 ans, de l’Argeliers, dans l’Aude, « premier grand viticulteur à s’engager dans la révolte de 1907 », inspirateur du Tocsin et ancien président de la Confédération générale des vignerons du Midi (CGV) 661, laisse Jacques Guilhem, de six ans son cadet, médecin, conseiller général et président-fondateur de la coopérative céréalière des silos de Castelnaudary 662, représenter la chambre d’agriculture à Paris. Honoré Lally-Nevière et Émile Martin, présidents des chambres du Vaucluse et de la Vienne, dirigeants des organisations à cadre départemental, délèguent à leur place Joseph Lefèvre et Raymond de Laulanié, sexagénaires et ingénieurs agronomes 663, peut-être plus insérés dans les réseaux parisiens.

Édouard Guiguet, président de la chambre d’agriculture de l’Ain, que ses mandats professionnels font voyager de Corbonod à Bourg-en-Bresse, en passant par Belley, soit dans un rayon de 60 kilomètres, envoie au Musée social Pierre de Monicault, député depuis 1919, vice-président de la section Agriculture de la Société des agriculteurs de France et membre de l’Union centrale des syndicats des agriculteurs de France (UCSAF), qui a une adresse rue Jean Goujon, à Paris 664. Une des raisons de la présence de Pierre de Monicault est à rechercher dans ses déclarations des mois qui précèdent. En mars 1927, alors qu’« une campagne se dessine dans quelques départements pour provoquer la convocation exceptionnelle des chambres d’agriculture, afin de les consulter au sujet de la loi douanière soumise à l’examen de la commission des douanes » 665 de l’Assemblée nationale, où il siège depuis 1924 666, Pierre de Monicault s’y est opposé, arguant du fait que « ce n’est pas en pleine bataille qu’on forme des troupes et qu’on les lance dans la mêlée » 667. Ses divers arguments convergent. Les chambres d’agriculture seraient constituées de « plus de praticiens que de théoriciens », lesquels « praticiens ne sont pas encore au courant des exigences générales de la profession et sont sollicités surtout par les exigences locales ». Pour Pierre de Monicault, le syndicalisme doit conserver une prééminence fondée sur l’antériorité : elle lui a permis de « constituer un bureau d’étude avec des employés spécialistes, bureau dans lequel après des contacts avec différents milieux, après des échanges de vues une doctrine s’est établie ». Théoriciens et experts sont donc opposés, du point de vue rhétorique, aux praticiens inexpérimentés que seraient les membres des chambres d’agriculture et il dit craindre que « les délibérations qui seront envoyées ne laissent apercevoir de légères divergences, des exagérations de demande de quelques-unes, une insuffisance dans d’autres ». Sa candidature de mars 1927, sur les listes syndicales de l’Ain, et le fait qu’il remplace Édouard Guiguet à Paris en octobre 1927, semblent ainsi en partie motivées par le refus de compromettre « l’action menée solidement et avec discipline » par le syndicalisme agricole, dont l’USESA, et ses représentants parlementaires, même s’il voulait éviter que « les chambres d’agriculture elles-mêmes p[uiss]ent par un geste insuffisamment mûri compromettre la foi que les agriculteurs ont mises [sic] en elles» 668.

Cinq chambres d’agriculture sont représentées par leur président et par un suppléant, trois autres sont représentées par leur président et deux suppléants : ces rares cas sont-ils le simple reflet d’une division de la chambre d’agriculture, de tendances rivales en son sein ? Il s’avère important de penser la question en termes de binômes ou de groupes associant le président à ses accompagnateurs. Le seul cas qui évoque un antagonisme est celui de la chambre d’agriculture du Nord. Tobbie Outters, abbé et secrétaire de la Fédération agricole du nord de la France 669, est le suppléant délégué d’Achille Hadou, président de la chambre d’agriculture et de la Société des agriculteurs du Nord. Il est le secrétaire de la puissante Fédération agricole du nord de la France et représente donc l’organisation rivale de celle du président de la chambre d’agriculture. Dans quelques cas, il paraît évident que le suppléant délégué chaperonne un président moins influent au sein des grandes centrales syndicales. Julien Riboud, secrétaire général adjoint de l’USESA 670, accompagne le président de la chambre. Henri Carcassonne, président de la CGV 671 est présent en sus d’Augustin David-Gastu, président de la Fédération des syndicats agricoles du Midi, plus généraliste et moins prépondérante.

Ce constat n’est cependant pas généralisable : dans la Marne, le « clivage Châlons-Reims » – selon les villes où sont implantées les organisations affiliées à la Ligue agricole de la Marne, à l’idéologie laïque et républicaine et au Syndicat agricole de la Champagne, inspiré du catholicisme social 672 – n’est pas opérant. On lirait plus volontiers une volonté de représentation d’intérêts sectoriels : ceux des viticulteurs, en la personne du suppléant-délégué Martin-Flot, aux côtés de ceux des coopérateurs céréaliers, incarnés par le président Henri Patizel. Parmi les trois représentants de l’Oise, se trouvent Alexandre Goré et son suppléant, qui comptent parmi les fondateurs de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB) 673, ainsi que le vice-président de la Fédération des coopératives agricoles du canton de Lassigny : ces deux organisations sont dirigées par le même Fleurant-Agricola 674 et on peut leur alléguer sans risque une certaine communauté de vues.

Les motivations d’une présence nombreuse de certaines chambres d’agriculture découlent certainement aussi de logiques internes à une institution naissante : la réunion du 24 octobre 1927 soulève suffisamment d’interrogations pour justifier que les membres de la chambre d’agriculture aient cru bon d’y envoyer plusieurs émissaires. Il ne faudrait ni négliger les configurations découlant de la double résidence et de la sociabilité, ni en ignorer les possibles prolongements politiques. Ainsi, Jean Epivent, président de la chambre d’agriculture des Côtes-du-Nord, député depuis 1924, est secondé par Auguste de Goyon. Moins conservateurs que les dirigeants de l’Office central de Landerneau 675, ont-ils voulu contrebalancer la présence des dirigeants conservateurs bretons, Hervé de Guébriant, Roger de La Bourdonnaye et Roger Grand ? Membres du bureau de la même Société départementale d’agriculture, les deux hommes résident périodiquement à Paris : leur présence au Musée social en est-elle moins lourde de sens ?

Les 80 pages du compte rendu sténographique de la réunion du 24 octobre 1927 constituent une source irremplaçable. Y sont consignées les interventions de chacun au cours des trois heures et demie que durent les deux séances, ainsi que les discours prononcés au cours du banquet qui a eu lieu à l’heure du déjeuner. S’y juxtaposent les péroraisons consacrant « l’unité » et des débats houleux témoignant d’une réelle pluralité de points de vue. S’y lisent aussi les potentialités d’une institution à définir 676 : si certains thèmes deviennent récurrents, d’autres achopperont dès les sessions suivantes, et en cela ces premiers débats sont décisifs. « Prendre les institutions au sérieux » 677 consiste ici pour l’historien à prendre le temps d’envisager une salle de conférence, la petite centaine de représentants assemblés et leurs interactions.

Notes
652.

Assemblée des Présidents des Chambres d’Agriculture de France (APCA), Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, (Liste des chambres d’agriculture représentées ou adhérentes, pp. V-VII).

653.

Annuaire Silvestre 1923, p. 956.

654.

Étienne de SÉREVILLE et Fernand de SAINT-SIMON, Dictionnaire de la noblesse française, [s.l.], La Société française au 20e siècle, 1975-1977, 1214 p. et 668 p.

655.

Annuaire Silvestre 1923, p. 824.

656.

Ibidem.

657.

Ibidem.

658.

L’Action rurale, n° 38, dimanche 6 mars 1927. (une)

659.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, p. 4.

660.

Jean et Bernard GUERIN, Des Hommes et des activités autour d’un demi-siècle, Lormont, Société bordelaise d’éditions biographiques, 1957, VIII-926 p., p. 42.)

661.

Rémy CAZALS et Daniel FABRE [dir.], Les Audois : dictionnaire biographique, Carcassonne, Association des amis des archives de l’Aude, 1990, 347 p., p. 99 : notice de Rémy Pech.

662.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français… ouvrage cité, pp. 1912-1913.

663.

Annuaire INA 1936.

664.

Annuaire Silvestre 1923, p. 952.

665.

« La discussion de la loi douanière. M. de Monicault est hostile à l’idée d’une convocation exceptionnelle des chambres d’agriculture », dans Le Mémorial de la Loire, 31 mars 1927. (Document communiqué par Pierre Chamard).

666.

Jean JOLLY, Dictionnaire des parlementaires français… ouvrage cité, pp. 2488-2489.)

667.

Le Mémorial de la Loire, 31 mars 1927

668.

Ibidem.

669.

Annuaire national agricole 1930.

670.

Annuaire Silvestre 1923, p. 852.

671.

Ibidem, p. 844.

672.

Jean-Pierre PROD’HOMME, Agriculteurs organisés… ouvrage cité, f° 5.

673.

Arthur BOURSIER, Histoire de la betterave, Paris, Editions SEDA, 1983, 223 p., p. 141.

674.

Annuaire Silvestre 1923, p. 782.

675.

David BENSOUSSAN, Combats pour une Bretagne catholique et rurale…., ouvrage cité, p. 581, note 115.

676.

Christophe BONNEUIL, Gilles DENIS et Jean-Luc MAYAUD, « Pour une histoire des acteurs et des institutions des sciences et techniques de l’agriculture et de l’alimentation », article cité.

677.

Alain CHATRIOT et Claire LEMERCIER, « Une histoire des pratiques consultatives de l’État », article cité, p. 191.