Légitimité et représentation

Si l’on admet que les membres des chambres d’agriculture, et a fortiori leurs présidents, ont été élus parce qu’une certaine légitimité à représenter l’agriculture leur était reconnue, la lecture des discussions qui ont lieu lors de la première session de l’APCA révèle combien, dans le cadre d’institutions débutantes aux règles encore floues, les mécanismes de représentation et de délégation sont questionnés. Il serait complètement erroné de considérer qu’à institution neuve correspondent des débats débutants : le fait que tous les protagonistes, ou presque, appartiennent d’ores et déjà à des organisations agricoles dont les destins sont liés, notamment, dans une logique de référence circulaire, par l’enchevêtrement des engagements de leurs acteurs, et qu’une bonne part d’entre eux aient déjà eu l’occasion de se fréquenter dans d’autres cénacles, d’échanger, voire de se heurter, confère à la première réunion des présidents de chambre d’agriculture une profondeur pas toujours limpide, tant s’y continuent des discussions commencées ailleurs.

Lors de cette première réunion, 34 individus différents, dont 29 sont présidents d’une chambre d’agriculture, interviennent au moins une fois dans la discussion 739. Mais des écarts apparaissent très vite. Sur 87 personnes présentes et 76 chambres représentées, moins de la moitié des hommes présents prennent la parole. Seize intervenants ne parlent qu’une seule fois et sept autres s’expriment deux à quatre fois, tandis que se distinguent une dizaine d’orateurs plus bavards. Cinq présidents interviennent cinq à sept fois lors de la séance et enfin cinq autres prennent la parole de 12 à 56 reprises. Tout donne l’impression d’un dialogue en cours depuis plusieurs années, continué ici, entre acteurs plus ou moins familiers les uns des autres. Ce continuum est notamment accentué par l’histoire des chambres d’agriculture dans ses fondations avortées et tentatives de refondations, depuis le 19e siècle. Il n’est alors guère étonnant de compter, parmi les dix présidents les plus diserts, cinq parlementaires et quatre juristes, qu’ils s’insèrent eux-mêmes dans la conversation ou qu’ils y soient appelés, comme témoins des débats parlementaires qui ont mené à la loi du 3 janvier 1924 ou comme experts juridiques. Entre Henry Chéron et Pierre de Monicault, délégué-suppléant de la chambre d’agriculture de l’Ain et député de ce département, c’est, à demi-mot, la continuation de la navette entre Assemblée nationale et Sénat qui se joue, au niveau très spécialisé des commissions de l’Agriculture de ces assemblées.

Dans ce flot de débats en cours, est immédiatement lisible la question de la légitimité de la prise de parole. Les présidents et les suppléants-délégués s’expriment bien souvent « en tant que », « au nom de », ou parce que « mandaté par ». Le cas de Louis de Vogüé, le puissant président de la SAF, qui parle « en [s]a qualité de président de la chambre d’agriculture du Cher » 740, a été déjà évoqué. Donatien de Sesmaisons, président de la chambre d’agriculture de la Loire-Inférieure s’exprime « au nom de la chambre d’agriculture et du conseil général de la Loire-Inférieure », tandis qu’Augustin Couzinet, président de la chambre d’agriculture de Haute-Garonne et de nombreuses organisations locales et régionales, dont la Confédération nationale des agriculteurs de la région du Sud-Ouest, le Syndicat agricole des producteurs de fruits du canton centre de Toulouse ou le Syndicat toulousain des agriculteurs du Sud-Ouest 741, le fait « au nom de la chambre régionale d’agriculture du Sud-Ouest » 742. Georges Mahoudeau, président de la chambre d’agriculture d’Indre-et-Loire et du Syndicat des agriculteurs de Loir-et-Cher 743, déclare : « Nous sommes mandatés pour réclamer des ressources » 744 ; en écho à une forme plus individuelle de procuration, donnée à Philippe Durand-Dassier, délégué-suppléant de la chambre d’agriculture de la Gironde, président du Syndicat girondin des éleveurs de la race bovine hollandaise, qui introduit ainsi sa harangue : « J’ai mandat de demander à l’assemblée » 745. S’observe alors des formes de réactions en cascade : quand un président énonce une position en l’introduisant par une telle formule, ses interlocuteurs lui emboîtent le pas, comme pour à la fois réassurer et délimiter leur légitimité. Cette volonté de réaffirmer au nom de quelle organisation l’on parle souligne l’enchevêtrement inévitable des rôles et la confusion qui en découle.

Car le plus souvent, la casquette sous laquelle on se place pour s’exprimer n’est pas énoncée, et quand bien même elle l’est, les autres engagements ne cessent pas d’être et continuent d’irriguer le débat de leurs canaux d’informations et d’avis. L’ancien ministre de l’Agriculture, président de la chambre d’agriculture du Calvados, illustre d’une phrase l’embrouillement des fonctions et de la parole, quand il dit : « si j’étais en ce moment au Parlement, je serais beaucoup plus embarrassé pour dire ce que je vais dire, mais comme je représente ici la chambre d’agriculture du Calvados, j’ai bien le droit de vous prier de vous reporter aux statistiques » 746. Dans la houleuse discussion qui oppose Félix Garcin et Henry Chéron, au cours de l’après-midi du 24 octobre 1927, on lit sans peine, en filigrane ou à demi-mot, les intentions et les oppositions qui mènent deux acteurs aux appartenances très différentes. Alors qu’il est question d’un vœu proposé par le président de la chambre d’agriculture du Calvados, sur le tarif douanier, Félix Garcin ose une mise en garde « contre le danger qu’il y a à élaborer des textes dans une réunion publique », estimant que « les réunions publiques ne sont pas faites pour cela » et demandant « que l’on fasse confiance au bureau et à la commission qui a été nommée [le matin-même] pour mettre un texte au point ». Des exclamations indignées fusent. Henry Chéron, tout en se disant « tout a fait adversaire de l’improvisation des textes », prône une discussion du texte au sein de l’assemblée au complet. Félix Garcin, auteur lui-même d’un texte, nie « tout amour propre d’auteur » et déclare n’avoir « en vue que l’intérêt général ». À propos d’un détail dans la rédaction du texte d’Henry Chéron, pointé du doigt par Félix Garcin, l’ancien ministre de l’Agriculture rétorque : « c’est simplement par respect pour la langue française que je n’ai pas voulu commettre ce pléonasme ».

Cet échange mouvementé, en apparence anodin, trahit l’opposition radicale entre deux hommes. S’ils sont tous deux issus de la Faculté de droit, presque tout le reste les oppose. Certes, l’écart d’âge entre le Normand, âgé de 60 ans, et le Lyonnais, 48 ans, n’est pas considérable. Mais leur trajectoire et leurs positions le sont sans équivoque. Le premier est dans une position de surplomb, évidente. Lorsqu’il s’adresse avec un peu de condescendance à ses homologues, leur disant : « j’estime pour ma part, que vous avez très bien rempli votre journée », il cherche à contrer encore et toujours Félix Garcin, et il se place en dehors du cercle des présidents de chambre d’agriculture. Quand il s’écrie : « je ne suis pas suspect, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour faire voter la loi qui a donné naissance aux chambres d’agriculture, je crois la défendre en vous demandant de rester dans son cadre et dans son esprit », Henry Chéron se pose en ministre et en législateur, mais il révèle également qu’il se sent investi de la mission de régner sur les premières réunions des présidents de chambre d’agriculture, apparemment pour border leur action. En face, Félix Garcin, président de l’USESA, l’une des plus puissantes et organisées des unions régionales de syndicats agricoles de l’entre-deux-guerres, est plus dans une situation d’entrisme. Le fonds idéologique de son action, un corporatisme appuyé sur les expériences tangibles de l’USESA, comme l’est celui d’Hervé de Guébriant autour de Landerneau, teinté de catholicisme et d’anti-parlementarisme, s’oppose radicalement à la trajectoire de l’avocat de Lisieux, qui précisément dans ces années 1926-1927 est en train de quitter, au Sénat, le groupe de l’Union républicaine pour adhérer à la gauche démocratique radicale et radicale-socialiste. Semble se cristalliser dans leur échange l’opposition entre deux positions : Henry Chéron, le parlementaire et l’ancien ministre, défend la représentation et la démocratie, face à l’antiparlementarisme de Félix Garcin, président d’une union régionale en plein développement technocratique 747, qui sous couvert d’exigence d’efficacité prône l’abandon des pratiques délibératives pour une forme d’expertise.

De fait, la question de la légitimité est également collective. Il s’agit, pour l’APCA naissante, émanation fragile de chambres d’agriculture mal nées et déjà critiquées, de mettre en scène son existence nouvelle et de provoquer des réactions valant reconnaissance. Avant même les élections de février-mars 1927, ce souci était constant, notamment de la part de Joseph Faure, l’un des dirigeants de la CNAA. La brochure éditée en janvier 1927 par cette organisation comporte le texte suivant : « Depuis près de cent ans, l’agriculture réclame une représentation officielle analogue à celle que le commerce a obtenue longtemps avant elle. Il ne faut pas que cette représentation, enfin accordée, se heurte à l’indifférence de ceux-ci, à l’hostilité des autres, sous le prétexte qu’elle ne correspond pas exactement à ce que l’on avait espéré. Il est probable que des retouches devront être apportées à la législation. Mais le meilleur moyen d’obtenir les réformes nécessaires et d’indiquer avec précision dans quel sens elles devront être faites est de tenter un essai loyal du moyen d’organisation professionnelle qui a été mis à la disposition des agriculteurs. Il appartiendra aux associations agricoles, par tous les moyens qu’elles jugeront convenables (conférences, articles dans les bulletins professionnels et journaux quotidiens) d’attirer d’urgence l’attention des agriculteurs, sur la nécessité d’envoyer aux Chambres d’Agriculture de véritables représentants de la profession agricole, instruits des besoins régionaux et des grands problèmes d’intérêt général. Dans les départements où les groupements agricoles ne sont pas parvenus à s’unir aussi étroitement qu’il serait désirable, des pourparlers devraient être engagés en vue d’une entente, plutôt que de faire consacrer par le Corps électoral des divisions regrettables. La création des Chambres d’Agriculteur doit être une occasion de faire cesser des querelles injustifiées et de renforcer l’union professionnelle » 748.

Le 24 octobre 1927, la séance est levée à 17 h et cinq minutes, dans la hâte, parce qu’une délégation de l’APCA doit se rendre à l’Elysée, pour y être reçue par le président de la République, à 17 h 30. Le compte-rendu, tout en mentionnant à de nombreuses reprises ce prestigieux rendez-vous et le souci des membres de l’APCA, au premier rang desquels, Joseph Faure, de l’honorer sans retard, reste muet sur les propos alors échangé : tout au plus apprend-on que le président « leur réserva le meilleur accueil ». L’organisation du banquet témoigne de soucis parallèles : Joseph Faure annonce qu’il se tiendra « au Cercle de la Reconnaissance, rue de Poitiers ». Curieux lapsus, puisqu’il s’agit sans hésitation possible de l’hôtel particulier de la rue de Poitiers, construit au début du 18e siècle, qui a été le siège du Comité de la section de la Fontaine-de-Grenelle, et a accueilli l’Académie de médecine dans les années 1820 à 1848. Depuis 1919, l’hôtel est loué au « Club de la Renaissance française » fondé par l’Association républicaine de Rénovation nationale 749.

L’ARRN a été créée au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans le but de « prolonger, au-delà de la guerre, entre Français d’abord, puis entre Français et Alliés, le rapprochement qui s’était fait au front et à l’arrière entre les hommes d’action et les hommes de pensée, entre les universitaires et les producteurs » : il s’agissait à la fois de « rapprocher les élites pensantes et agissantes de France, trop généralement isolées les unes des autres, créer un centre où pourraient se rencontrer et collaborer les hommes les plus représentatifs de chacune des branches de l’activité nationale (industrie, commerce, enseignement, professions libérales, [et de] fournir aux élites ainsi groupées la documentation dont elles pourraient avoir besoin sur les problèmes qui se posent chaque jour devant l’opinion publique ». Dès ses débuts, l’association fonde un club : « le Club de la Renaissance française constitue un centre qui, à l’exemple des grands Clubs anglais ou américains, réunit en un contact intime et quotidien, dans sa bibliothèque et ses salons, dans ses salles de lecture, de conférences et de restaurant, tous les agents de la prospérité nationale, et qui ainsi rend facile la collaboration de l’intelligence et de l’énergie françaises » 750. Dans ces bâtiments prestigieux, « les salons du club sont mis à la disposition des membres désireux d’y organiser des réceptions » 751. Appartient au comité directeur de l’ARRN et du Club de la Renaissance, Fernand Larnaude, présenté comme « doyen honoraire de la Faculté de droit de Paris », qui en mai 1927 est élu président de la chambre d’agriculture du Gers : c’est vraisemblablement par son intermédiaire que le lieu de réception a été choisi. À moins que l’entremetteur ait été Michel Augé-Laribé, le « publiciste et docteur en droit » 752, mais également le secrétaire de la CNAA, co-dirigée par Joseph Faure et dont le secrétaire administratif est Luce Prault, cheville ouvrière de l’APCA dès sa réunion du 24 octobre 1927, membre du Club de la Renaissance, parmi de nombreuse personnalités dont Henri Hitier, professeur à l’Institut national agronomique, André Siegfried, professeur à l’École de sciences politiques ou François Simiand, professeur au CNAM et à l’EPHE.

Durant le banquet, Joseph Faure met en avant les ministres présents, comme autant de figures tutélaires, Henry Chéron, bien sûr, mais aussi l’ancien ministre Victor Boret, également président de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture (SNEA). Suit le discours de Jules Gautier, président de la CNAA. C’est toute la spécificité de cette entre-deux-guerres de voir cohabiter SNEA, UCSA, SAF et CNAA, autrement dit les versants républicains et conservateurs des organisations agricoles, réunis dans la convergence d’un agrarisme auquel l’APCA naissante adhère sans coup férir. Discours et discussions regorgent d’ailleurs de traductions de ce consensus agrarien.

Notes
739.

Voir Annexes. Dossier n° 1. 4. Carte 1.

740.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, p. 5.

741.

Annuaire Silvestre 1923.

742.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, p. 50.

743.

Pour le 40 e  anniversaire de présidence de M. A. Riverain au Syndicat des agriculteurs de Loir-et-Cher, Blois, Imprimerie centrale, [1923], 46 p.

744.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, p. 25.

745.

Ibidem, p. 29.

746.

Ibidem, p. 23.

747.

Pierre CHAMARD, « La fabrique des agrariens : construction, identités, réseaux. L’Union du Sud-Est des syndicats agricoles, 1888-1923 », communication au séminaire du Laboratoire d’études rurales (LER), le samedi 7 mars 2009.

748.

CNAA, Guide des Associations Agricoles pour les Élections aux Chambres d’Agriculture, Paris, CNAA, janvier 1927, 24 p., p. 4.

749.

http://www.maisondesx.com/Histoire-de-l-Hotel-de-Poulpry

750.

L’Association républicaine de rénovation nationale et le Club de la renaissance française, leur rôle, les services qu’ils ont rendus et qu’ils continuent à rendre, Paris, imprimerie P. Renouard, 1926, 40 p.

751.

Voir Annexes. Dossier n° 1. 4. Document 1.

752.

Isabel BOUSSARD, « Michel Augé-Laribé (1876-1954) et l’économie politique rurale », dans Économie rurale. Agricultures, espaces, sociétés, n° 248, novembre-décembre 1998, pp. 4-12.