Un agrarisme diffus et protéiforme

Au 12 rue de Poitiers, durant ce déjeuner des présidents de chambre d’agriculture, l’agrarisme et ses traductions lyriques s’étalent en longs discours. Joseph Faure porte un toast et commence en ces termes : « Nous avons tous le même idéal ; nous sommes tous de bons ouvriers de la défense terrienne, qui marche de pair avec la défense économique et de l’ordre social du pays ». Jules Gautier, président de la CNAA, vante l’« unité indestructible qui existe parmi tous les agriculteurs (Très bien) ». Pour lui, « L’agriculture est une. Il faut que tous ceux qui la représentent à un degré quelconque, travaillent tous ensemble, dans une même pensée, d’un même cœur, avec une même unité d’action, avec un but unique, qui est la prospérité de l’agriculture française, c’est-à-dire la prospérité de la France (Applaudissements) ».

Mais c’est Henry Chéron qui force le plus le trait : « Je vous propose de lever vos verres au paysan français, à Jacques Bonhomme ! C’est lui, le travailleur légendaire qui, levé dès l’aube, travaillant jusqu’à la nuit, bûchant, trimant, épargnant pour les mauvais jours, élevant ses fils dans l’amour de la liberté, du travail et de la patrie, nous a transmis, à travers tous les orages de l’histoire, le flambeau jadis allumé par les vieux Gaulois ! C’est de sa chaumière qu’est sortie l’humble paysanne qui, il y a quelques siècles, dans son invraisemblable épopée et jusque dans son martyre, a refait l’unité nationale. C’est lui qui, las d’être corvéable à merci, a un jour proclamé l’égalité et fait la Révolution française, pour fonder cette propriété individuelle, fille du travail, que des oublieux et des fous, dans une régression stupide, voudraient aujourd’hui abolir ! C’est lui qui, il y a cinquante ans, au lendemain des malheurs de la patrie, a écrit au fronton des mairies de nos plus humbles villages ce beau mot de République, qui a fait frissonner toute la nation d’espérance. C’est lui qui, en 1914, a tout quitté avec ses fils pour aller refouler l’ennemi au-delà des frontières, tandis qu’à la maison demeuraient les femmes, les enfants, les vieux, qui ont tiré de la terre ce qu’ils pouvaient, sans animaux, sans instruments, pour sauver l’avenir et pour sauver la France ! (Bravos) C’est lui encore qui, en présence des germes de désordre trop abondamment répandus dans le monde, représente la stabilité et la sécurité. Laisser périr Jacques Bonhomme, le laisser s’éloigner de son foyer, triste et désabusé, ce serait méconnaître et trahir la patrie (Applaudissements) » 753. Jacques Bonhomme est le surnom des paysans, en particulier de ceux qui se révoltèrent durant les jacqueries du 14e siècle, mais cette figure générique devient celle du paysan, voire du travailleur, au 19e siècle et est, la preuve en est, instrumentalisée par les tenants d’un agrarisme interclassiste, même lorsqu’il est, comme ici, dilué, diffus, de bon aloi 754.

Il ne se manifeste guère d’opposition, ou même d’écart, à cette vulgate. Pierre Boudon, président de la chambre d’agriculture de Lot-et-Garonne, de la Société coopérative et de la Société d’assurance mutuelle contre la mortalité du bétail de Saint-Salvy, vice-président de la Confédération nationale des syndicats de maraîchers, intervient dans la discussion au cours de la matinée, pour déclarer « nous sommes ici pour défendre les intérêts de la terre, et non pas pour nommer des commissions de professeurs ». Lors de la discussion sur le tarif douanier, il réagit en ces termes : « La question qui domine le débat, c’est celle de savoir si, même une fois le droit de douane porté à 35 francs, le paysan sera payé de son travail quand il produira du blé (Mouvements divers) ». Son scepticisme et sa volonté maussade d’envisager d’autres mesures que l’arsenal protectionniste ne sont guère goûtés dans l’assemblée, notamment par son président, Joseph Faure, qui rétorque : « Il est difficile, mon cher collègue, de répondre à cette question. On ne sait pas quelle sera la répercussion sur les cours de ce relèvement à 35 francs du droit de douane, mais en tout cas, cela ne peut qu’améliorer la situation » 755. La logique agrarienne s’accompagne d’une molle et indéfinie « défense corporative agricole » dans les discours du président de l’APCA naissante : « Vous avez senti qu’il serait néfaste qu’il se produise entre chambres d’agriculture des divisions, qu’il naisse des divergences de vues pouvant nuire à notre œuvre de défense agricole ; vous avez senti qu’il ne devait pas y avoir d’opposition entre régions productrices de blé et régions productrices de vins, entre régions productrices de betterave et régions productrices de bétail, qu’il ne devait pas non plus y avoir d’antagonisme entre chambres d’agriculture représentant la petite propriété, la moyenne ou la grande. Il ne faut pas qu’entre nous des divergences de vues se fassent jour ; si nous voulons faire triompher les justes revendications de l’agriculture, nous devons faire un front unique (Très bien) sur le terrain de la défense corporative agricole, d’une manière exclusive et dans une indépendance absolue vis-à-vis de toute politique de parti (Applaudissements) » 756.

Ronald Hubscher constate, comme d’autres 757, combien les divergences entre organisations agricoles, entre « rue d’Athènes » et « boulevard Saint-Germain », pour résumer,sont moindres après 1918, qu’avant, du fait du ralliement, même de surface, des conservateurs à la République, et de la conscience commune de l’existence d’une « menace collectiviste » 758. La réunion du 24 octobre 1927 a lieu dans l’une des grandes salles du Musée social, au 5 rue Las Cases. Cela souligne l’une des orientations du Musée social, vers le catholicisme social, mais sans exclusion d’autres courants, du christianisme social au solidarisme, en passant par l’école leplaysienne. Cela a sans doute été favorisé par la présence au musée social de grands propriétaires fonciers appartenant à la SAF ou aux organisations du boulevard Saint-Germain. En 1912, le Musée social accueillait le congrès de la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricoles 759. Créé en 1894, à l’initiative du comte de Chambrun, « le Musée social a pour objet de mettre gratuitement à la disposition du public, avec informations et consultations, les documents, modèles, plans, statuts, etc., des institutions et organisations sociales qui ont pour objet et pour résultat d’améliorer la situation morale et matérielle des travailleurs. […] Les moyens d’action sont : exposition permanente de documents d’économie sociale, consultations gratuites (orales et écrites ; bibliothèque et archives publiques ; missions et enquêtes en France et à l’étranger ; conférences et causeries ; publications et revue mensuelle Le Musée Social ».

Depuis 1897, le Musée social dispose d’un « service agricole », dirigé par le comte Robert de Rocquigny, historiographe des premiers syndicats et coopératives agricoles, ainsi que d’une « section agricole », dont le marquis Louis de Vogüé, président de la SAF et de la chambre d’agriculture du Cher, est le vice-président. Le « service agricole » joue un rôle important en matière de veille documentaire et d’étude, de publication d’annuaires, d’organisation de conférences et de congrès. Lieu de rencontres et de convergences 760, le Musée social est également l’un des lieux où se manifeste le consensus agrarien des années 1920. Le choix de ce lieu pour tenir une première réunion confirme que Joseph Faure et les partisans de l’APCA débutante suivent à l’évidence la voie d’un irénisme interclassiste.

La réunion du 24 octobre 1927 se clôt sur des débats inachevés et des malentendus, révélateurs de la nature bigarrée d’un groupe en puissance. Les présidents de chambre d’agriculture, s’ils ont en commun un ancrage dans les organisations typiques de la fin du 19e siècle ainsi que dans les offices agricoles, une reconnaissance et un engagement marqués au niveau départemental et des formes récurrentes de notabilité, entre excellence agricole et ambitions nationales, semblent dans l’expectative face à l’organisme susceptible de naître de la réunion des présidents. L’histoire législative chahutée des chambres d’agriculture, leur caractère hybride, l’imprécision de la loi du 3 janvier 1924, ainsi que le contexte de la fin des années 1920, dans des convergences idéologiques qui valent amollissement des convictions républicaines au profit d’une indolente et impensée adhésion à un corporatisme générique, réponse de certains à l’agrarisme, font de cette première session un objet flou. C’est en observant l’APCA des années 1930, entre insertion dans une topographie drue, rodage des procédures de consultation et affermissement d’une pièce de notabilité, que la confluence de desseins personnels et de tendances lourdes se dessine.

Notes
753.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, pp. 35-42.

754.

« Jean-Luc Mayaud a démontré que le rôle politique de Jacques Bonhomme commence avec la Révolution, mais qu’il va bientôt prendre, dans certaines régions, une coloration contre-révolutionnaire fondée sur l’opposition ville-campagne. On verra partout se développer le mythe du petit propriétaire que récupèrent aussi bien l’idéologie agrarienne de Jules Méline que le discours ruraliste de Vichy. Le mythe ne peut rien cependant contre la mainmise des élites sur les terres et contre l’insertion du paysan dans l’économie de marché et aujourd’hui dans la politique agricole commune ». Jean RIVIERE, « La révolution de 1789 et les Français d’aujourd’hui : patrimoine commun et carrefour des passions », dans Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 1989, n° 24, pp. 111-114.

755.

APCA, Séance du 24 octobre 1927. Compte rendu, pp. 66-67.

756.

Ibidem, pp. 1-2.

757.

Dont évidemment Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani… ouvrage cité.

758.

« Dans cette perspective, la périodisation revêt une grande importance car les tendances unitaires ou fractionnelles traversent des phases d’intensité variable qui répercutent l’évolution de la société globale. Incontestablement le pluralisme, donc les divergences, perdent de leur force après la première guerre mondiale. Sur le plan des rapports avec l’État, le syndicalisme de droite fait preuve d’une moindre rigidité. Tout en défendant farouchement l’indépendance de la profession, il n’est pas hostile à une aide des pouvoirs publics en cas de difficulté, pouvoirs publics qui, de surcroît, doivent défendre l’agriculture sur le plan national et international. Les syndicats de droite comme ceux de gauche fonctionnent comme des lobbies et savent d’ailleurs avantageusement faire pression sur l’État, par l’intermédiaire du puissant groupe agricole parlementaire rassemblant des députés de tous bords. […] Par ailleurs, les conflits idéologiques initiaux qui séparaient les syndicats agricoles conservateurs et républicains cèdent la place à un pacte de non- agression. Ils deviennent secondaires par rapport à la question sociale, c’est- à-dire à la menace collectiviste et à la crainte, attisée par le bolchevisme, d’une subversion des campagnes. […] Ainsi se constitue un front commun de résistance dont la Confédération Nationale des Associations Agricoles, créée en 1919 et réunissant la Rue d’Athènes et le Boulevard Saint-Germain, est la preuve patente. Ce rapprochement est favorisé par une mystique unitaire de la paysannerie qui est également partagée et davantage proclamée encore contre les tenants du syndicalisme de classe. Il l’est aussi par une vision familialiste partagée de l’exploitation paysanne. Le fossé idéologique s’est comblé en raison du ralliement des conservateurs à la République, après l’invite du pape Léon XIII en 1892, et de la solidarité des tranchées qui a contribué à faire tomber les préventions entre les uns et les autres. Dès lors, l’apaisement des querelles doctrinales est un facteur de progression vers l’unité idéologique que semble marquer la création de la Confédération nationale des associations agricoles. En fait il n’en est rien, car l’entreprise paraît prématurée : la CNAA végète, et finalement l’indépendance des grandes familles syndicales reste préservée ». Ronald HUBSCHER et Rose-Marie LAGRAVE, « Unité et pluralisme dans le syndicalisme agricole français. Un faux débat », article cité, pp. 114-115.

759.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani... ouvrage cité, p. 116.

760.

Janet R. HORNE, A social laboratory for modern France: the Musée social and the rise of the welfare state, Durham, Duke University Press, 2002, 353 p. (traduit en français par Louis Bergeron : Le Musée social : aux origines de l’État providence, Paris, Belin, 2004, 383 p.) ; Colette CHAMBELLAND [dir.], Le musée social et son temps, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1998, 402 p. ; Vincent BERDOULAY et Paul CLAVAL [dir.], Aux débuts de l’urbanisme français, regards croisés de scientifiques et de professionnels (fin 19 e -début 20 e  siècle), Paris, L’Harmattan, 2001, 256 p.