Topographies

En 1938, Michel Augé-Laribé 801, alors ancien secrétaire général de la commission exécutive permanente de la Confédération nationale des associations agricoles (CNAA) et correspondant national de la section d’économie et de statistique de l’Académie d’agriculture de France 802, « établit le cadre de toutes les analyses ultérieures [des organisations professionnelles agricoles] à partir de l’opposition entre "la rue d’Athènes" et "le boulevard Saint-Germain" » 803. Toujours très présente dans la littérature qui traite des organisations professionnelles agricoles de l’entre-deux-guerres 804, cette ligne de partage est convoquée pour départager – et nous grossissons volontairement le trait – deux types organisationnels couplés à deux orientations politiques très marquées. D’un côté, la Société des agriculteurs de France (SAF), fondée en 1867 et sise au 8 rue d’Athènes, à Paris, dont découle l’Union centrale des syndicats des agriculteurs de France (UCSAF), créée en 1886, laquelle chapeaute une grande part des organisations syndicales locales, départementales et régionales françaises, au fil de leur constitution échelonnée entre la fin du 19e siècle et les années 1920. Catholiques sociaux et « désoccupés du légitimisme » 805, aristocrates, grands bourgeois et exploitants aisés, en sont à l’origine et ont en commun une certaine méfiance vis-à-vis de l’administration républicaine. Libéraux, ils ne tolèrent l’intervention de l’État que dans les strictes limites de l’établissement de la protection douanière et « d’un cadre législatif permettant l’essor des initiatives privées » 806. Ce « syndicalisme des ducs » s’opposerait au « syndicalisme jacobin » 807. Ce dernier, issu de la Société nationale d’encouragement à l’agriculture (SNEA), fondée par Léon Gambetta en 1880 et installée au 129 du boulevard Saint-Germain à Paris. Seront créées sous sa houlette des caisses de crédit agricole et de mutualité, ainsi que des syndicats, dont les jeunes fédérations seront réunies dans la Fédération nationale de la mutualité et de la coopération agricole (FNMCA) en 1912. Républicains, radicaux issus des « nouvelles couches » évoquées par Gambetta 808, ils s’allient souvent aux professeurs départementaux d’agriculture, devenus en 1912 directeurs départementaux des services agricoles 809.

Des évènements concomitants et liés survenus au cours des années 1920 et 1930 tendant cependant à brouiller et à complexifier le paysage. En 1919 est créée la Confédération nationale des associations agricoles (CNAA), qui réunit la « rue d’Athènes » et le « boulevard Saint-Germain » pour assurer l’unité de représentation du monde paysan auprès des pouvoirs publics. Dès 1925 cependant, les organisations du boulevard Saint-Germain la quittent et il ne reste à sa tête que Louis de Vogüé, Joseph Faure et le conseiller d’État Jules Gautier. Le développement des associations spécialisées, la montée des idées corporatistes, les succès du dorgérisme, les percées des cultivateurs-cultivants et les avancées locales des mouvements d’ouvriers et de métayers, sont autant de facteurs qui rendent moins opérant le simple clivage rue d’Athènes/boulevard Saint-Germain, sans nier sa validité en terme d’opposition droite-gauche. D’autres facteurs internes contribuent à contourner ce paradigme : Ronald Hubscher pointe notamment à cet égard l’« autonomie des conduites paysannes » 810 et Jean-Luc Mayaud déduit de telles observations la nécessité de déplacer le regard pour rendre possible « une perception du politique dans l’espace restreint qu’est le village » 811. Au risque de l’égarement, pourquoi ne pas penser la localisation des immeubles qui accueillent les sièges des organisations agricoles comme structurant l’espace au sein de la capitale ? Par la topographie se lisent les réseaux d’interconnaissance, les fréquentations de palier, les partages de secrétariat administratif ou de ligne téléphonique. Par les adresses on peut deviner les itinéraires physiquement empruntés par les hommes, les ponts qu’ils incarnent entre les organisations, l’inscription des lieux dans l’espace public – celui des ministères et des salles de conférence – et privé – celui des hôtels particuliers et des clubs. Le « milieu agricole parisien » 812 y gagnerait peut-être en épaisseur et sa perception en netteté 813.

Notes
801.

Michel AUGÉ-LARIBÉ, Syndicats et coopératives agricoles, Paris, Armand Colin, 1938 (2e édition), 211 p.

802.

Annuaire national agricole 1930 et Annuaire national agricole 1939 ; Isabel BOUSSARD, « Michel Augé-Laribé (1876-1954) et l’économie politique rurale », article cité.

803.

Ronald HUBSCHER, « Syndicalisme agricole et politisation paysanne », dans La politisation des campagnes au 19e siècle, France, Italie, Espagne, Portugal, Actes du Colloque international organisé par l’École française de Rome, 20-22 février 1997, Rome, Ecole Française de Rome, 2000, pp. 135-152, p. 137.

804.

Notamment : Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani, ouvrage cité ; Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France… ouvrage cité ; Jacques FAUVET et Henri MENDRAS [dir.], Les paysans et la politique dans la France contemporaine, Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, Librairie Armand Colin, 1958, 526 p., pp. 231-253 ; mais également Robert Owen PAXTON, Le temps des chemises vertes... ouvrage cité ou Édouard LYNCH, Moissons rouges. Les socialistes français…, ouvrage cité.

805.

Claude-Isabelle BRELOT, « Le syndicalisme agricole et la noblesse en France de 1884 à 1914 », dans Cahiers d’histoire, tome 41, n° 2-1996, pp. 199-218, p. 203.

806.

Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani, ouvrage cité, p. 111.

807.

Selon l’expression employée par Gordon WRIGHT, La révolution rurale en France … ouvrage cité, pp. 38-40.

808.

Discours de Gambetta à Auxerre le 1er juin 1874.

809.

Par la loi du 21 août 1912, les chaires d’agriculture deviennent les Directions des services agricoles (DSA). Voir à ce sujet : Pierre MULLER, Le technocrate et le paysan… ouvrage cité. Voir aussi : http://www.cefi.org/CEFINET/DONN_REF/HISTOIRE/Ens_agricole.htm

810.

Ronald HUBSCHER, « Syndicalisme agricole et politisation paysanne », article cité, p. 150.

811.

Jean-Luc MAYAUD, « Pour une communalisation de l’histoire rurale », article cité.

812.

Jean-Pierre PROD’HOMME, « Les relations entre les organisations professionnelles et les agriculteurs »… article cité, p. 48.

813.

Une approche croisée et cartographiée est proposée. Voir Annexes. Dossier n°2. 2.Topographie et système. Tableau 1 et schéma 1.