Vers l’organisation des marchés ou vers le corporatisme ?

Dans le secteur économique, des évolutions sont tôt visibles au plan des modalités consultatives mise en œuvre tant à l’AP(P)CA que dans les chambres d’agriculture. Ainsi en 1931, il est question de la protection suffisante à assurer aux seigles, avoines et orges, protection douanière notamment, et des négociations en vue de déconsolider d’urgence les droits sur l’orge, de limiter l’importation des céréales secondaires et de modifier la réglementation sur la fabrication de la bière pour assurer une priorité à l’utilisation des orges françaises 1021. Un vœu de 1932 illustre bien la politique céréalière prônée par l’APCA à propos du blé : la batterie de mesures censée protéger le marché français du blé du « désastre éprouvé par le marché mondial surproducteur » comporte de nombreuses mesures relatives aux blés marocains en direction du gouvernement du Protectorat dont la standardisation des blés marocains et la création d’un certificat d’inspection obligatoire au départ du Maroc, l’échelonnement rigoureux des expéditions de blés marocains à destination de la France, l’alimentation du corps d’occupation en blés et farines marocains, la suppression du contingent de blé accordé à la zone espagnole et les mesures propres à assurer la cessation de la fraude, ainsi que la limitation du contingent de blés durs et de semoules attribué au Maroc. Mais apparaissent, à propos des céréales notamment, des résolutions relatives à l’organisation du marché, notamment par le paiement régulier des primes de stockage, l’inscription régulière des crédits nécessaires au paiement de ces primes au budget de l’Agriculture et possibilité de report, l’appui à la création et à l’aménagement d’installations de stockage et les facilités de crédit pour le financement des récoltes 1022.

Succédant à une vague de vœux demandant le renforcement de la protection douanière sur un certain nombre de productions-clés, un essoufflement s’observe après 1935. Concomitamment, la question de l’organisation des marchés prend de l’importance au cours des années 1930, jusqu’à dépasser en nombre les vœux et les rapports concernant le commerce extérieur et sa régulation 1023. D’une certaine manière, cette évolution n’est qu’apparente : tandis que les rapports et les vœux des années 1927 à 1935 mentionnaient en conclusion, voire progressivement dans un dernier volet de plus en plus étoffé, des mesures complémentaires à la protection douanière et assimilables à des formes d’organisation des marchés, après 1935, ces questions sont désormais traitées séparément. Ainsi, cette orientation est précédée d’une tendance de fond, qui suit la tendance remarquée notamment par Alain Chatriot, à propos des années précédant la création de l’Office national interprofessionnel du blé (ONIB) : « les projets et contre-projets s’enchaînent entre 1926 et 1934 sans aboutir à une stabilisation satisfaisante d’un marché qui apparaît comme particulièrement en crise : avant même la victoire du Front populaire, certains commentateurs appellent cette réforme de leurs vœux en développant une vision à la fois dirigiste et quelque peu technocratique de l’action publique » 1024.

L’exemple des projets d’organisation du marché du blé n’est pas le plus anodin. Christiane Mora y a consacré une longue étude de cas dans sa thèse, sous-titrée « de la survivance du libéralisme au projet d’organisation autonome de la profession, jusqu’à l’intervention de l’État avec l’Office National Interprofessionnel du blé » 1025, dans lequel elle tente de dévoiler un cheminement. Elle souligne que la question céréalière est abordée au cours de dix sessions sur seize entre 1928 et 1935 et qu’elle illustre les liens entre l’APCA et l’AGPB. Cela est particulièrement lisible au début de la période, notamment en 1931, lorsque Georges Rémond 1026, président de la chambre d’agriculture de Seine-et-Marne, vice-président de l’APCA et président de l’AGPB, présente un rapport sur la politique du blé, prônant comme mesure complémentaire au relèvement des droits de douane, à la réforme de l’admission temporaire et à celle du « marché réglementé », l’« organisation du Marché », sur la base des résultats satisfaisants obtenus par l’institution des primes de stockage et de vente échelonnée en application du décret du 6 septembre 1930, en faveur d’un encouragement aux groupements agricoles à passer des contrats de stockage, voire à créer des magasins et des silos professionnels, et d’un plus large appui du gouvernement à la solution des problèmes du logement et du financement économique de la récolte 1027. Entre 1930 et 1932, Georges Rémond présente quatre rapports sur ce sujet. En octobre 1932, son exposé est annoncé par Joseph Faure, qui déclare : « la parole est à M. Rémond, pour développer le point de vue des producteurs de blé sur cette importante question ».

Si les positions défendues par le président de l’AGPB ne varient guère au cours de cette courte période – en octobre 1932, Georges Rémond ne propose guère à l’APCA que le vote du report de blé sur la campagne 1932-1933 –, le débat qui suit montre combien la question est orageuse, et combien les mesures envisagées jusqu’alors et votées par l’APCA paraissent insuffisantes à de nombreux présidents et suppléants-délégués présents. Intervenant après plusieurs réactions de mécontentement dans l’assemblée, Henri Patizel, président de la chambre d’agriculture de la Marne, tout juste élu sénateur, se positionne comme relais susceptible de renouveler les propositions de l’APCA. Il déclare notamment que « les mesures que propose l’Association des Producteurs de blé sont bonnes, mais elles ne sont pas suffisantes ». Se disant opposé à la fois à la taxation et à l’« Office du blé [qui] est peut-être un danger », il poursuit en ces termes : « en tout cas, je ne suis pas partisan d’un Office du blé dont les membres seraient nommés par le Gouvernement. Si l’on crée un organisme, il faut que les agriculteurs y soient toujours en majorité ; c’est nous qui faisons pousser le blé, qui nourrissons la France ; ce ne sont donc pas les exportateurs, ni les importateurs, qui doivent être les maîtres du marché ». Son intervention se clôt sur la proposition de création d’une « Société commerciale » dont « les membres du conseil d’administration […] au nombre de douze, seraient nommés par l’Assemblée des présidents des chambres d’agriculture » 1028. Finalement, ce sont quatre vœux qui sont votés à la suite du seul rapport de Georges Rémond, illustrant bien la potentielle démultiplication déjà observée 1029 : outre le report du blé sur la campagne suivante, est voté un vœu qui « repousse les projets de création d’un Office du blé », un autre relatif à l’achat du blé par l’intendance – solution partielle déjà souvent réclamée par l’APCA –, est votée une résolution relative à la création d’une société commerciale du blé, par laquelle l’APCA « décide d’étudier la création d’une Société commerciale administrée par les délégués de l’Assemblée, ayant pour objet la stabilisation du prix du blé » 1030.

Selon Christiane Mora, « après les prises de position de l’AP(P)CA en faveur d’une protection douanière renforcée, vient la dénonciation des méfaits de l’organisation libérale, l’encouragement à l’autonomie de la profession et à l’organisation collective » 1031. En mars 1933, Henri Patizel, qui siège désormais au Sénat dans le groupe de la « Gauche démocratique », présente son rapport sur le « projet de création d’une Société Commerciale du Blé », introduit comme suit : « selon notre méthode de travail habituelle, toutes vos Compagnies ont reçu un questionnaire à ce sujet et la copie d’un projet de loi déposé à la Chambre des députés le 24 juin 1932 ». L’enquête à laquelle il est procédé auprès des chambres d’agriculture vise d’abord à constater les difficultés des producteurs de blé et la baisse des prix, à décrire les mécanismes de fixation des prix et à lister les coopératives d’achat et de vente de blé. À propos des « remèdes », les réponses aux questionnaires font dire à Henri Patizel que « toutes les chambres repoussent la taxation » et qu’« aucune n’admet l’Office du blé exclusivement dirigé par l’État ». Le projet de Société commerciale proposé recueille 27 voix favorables, 16 clairement défavorables, tandis que neuf chambres « considèrent l’organisme irréalisable, en raison de la difficulté de trouver les fonds nécessaires, ou bien estiment que le fonctionnement en sera très difficile », et que les 38 autres semblent s’être abstenues. Henri Patizel estime cependant que « pour une idée aussi neuve, susceptible de transformer les méthodes actuelles du marché du blé, un nombre important de chambres s’est prononcé en faveur d’une réforme hardie : cela indique la détresse des producteurs et leur volonté d’y remédier ; là-dessus au moins il y a unanimité » 1032.

Quoique le projet défendu par Henri Patizel se défende constamment de vouloir se placer sous le contrôle de l’État – quoique la société projetée doive être financé par lui, il n’est pas question de mainmise et le pouvoir de l’APCA de nommer tous les membres du conseil d’administration est la condition première –, c’est d’emblée cela que soulignent les contempteurs de la proposition du sénateur marnais. Pourtant, à l’évidence, « la proposition Patizel ne pouvait guère être confondue avec celle d’un Office national placé sous contrôle de l’État : elle peut être plus justement considérée comme l’une des formes du corporatisme agricole ; elle annonce en effet, dans un domaine particulier, celui du blé, l’organisation autonome de la profession » 1033. En juillet 1933, la taxation est votée par l’Assemblée nationale : Henri Patizel s’y oppose avec virulence et intervient à de nombreuses reprises dans la discussion d’un projet de loi ayant pour objet de modifier la loi du 10 juillet 1933 portant fixation d’un prix minimum pour le blé et tendant à l’organisation et à la défense du marché du blé. En 1934, il dépose lui-même un projet de loi. Au sein de l’APCA, l’unanimité ne règne pas et il est besoin de voter, en octobre 1934, à la demande d’Henri Patizel, une « motion de solidarité professionnelle agricole » rédigée ainsi : « l’assemblée des présidents des chambres d’agriculture, considérant que l’union totale des agriculteurs est indispensable pour la défense de leurs intérêts professionnels ; que leurs divergences de vues sont exploitées par leurs adversaires ; que les pouvoirs publics se retranchent derrière ces décisions, proclame que toutes les productions métropolitaines et toutes les régions sont étroitement solidaires, que lorsqu’il y a lieu de défendre une production quelle qu’elle soit, l’assemblée a le devoir de faire l’unanimité sur une formule tenant compte des intérêts en cause » 1034.

Durant l’été 1936, les socialistes déposent un projet de loi sur la création d’un Office interprofessionnel du blé : après sept navettes 1035, celui-ci aboutit à la loi du 15 août 1936. L’ONIB ainsi créé est un établissement public interprofessionnel, qui regroupe des producteurs, des négociants, des transformateurs, des consommateurs et des représentants des administrations, et dont les attributions les plus importantes sont la fixation du prix du blé, le stockage, et le monopole des importations et des exportations. Henri Patizel s’illustre en intervenant à de très nombreuses reprises dans les discussions. Le résultat est, notamment sur le plan organisationnel, un objet hybride, entre établissement public et antenne corporative. Parmi les 51 membres du conseil central de l’ONIB, on compte 29 représentants des producteurs de blé : 18 sont les délégués par les associations de coopératives de toutes obédiences, et 9 sont nommés par l’APCA. Sans qu’il soit possible de connaître le détail des nominations, il est possible de constater que parmi les membres nommés le 27 août 1936, 18 sont des membres de chambre d’agriculture, ce qui témoigne de l’extrême enchevêtrement des mandats, ainsi que de la moindre visibilité des associations de coopératives, puisque rares sont ceux qui ont pu être identifiés comme y ayant un mandat. Les chambres d’agriculture du Nord du Bassin parisien et de la Normandie comptent à elles seuls sept représentants. Figurent parmi eux cinq sénateurs, dont quatre gauche démocratique et un « Union républicaine », ainsi qu’un ancien député radical, l’ardéchois Marcel Astier. Sept présidents de chambre d’agriculture sont nommés membres de ce conseil : trois d’entre eux sont sénateurs, ils viennent d’horizons variés et ne comptent pas parmi les dirigeants de l’AGPB.

Jean-Marie Parrel, membre et suppléant-délégué de la chambre d’agriculture du Rhône, est nommé membre de ce conseil en août 1936. Pour Albert Pin, « il ne fait pas de doute par exemple que la nomination de Jean Parrel a été proposée et obtenue par Félix Garcin, qui tenait à cette époque la vice-présidence de l’APPCA et qui réussit d’ailleurs à imposer un autre membre de l’USE, le président de la Chambre d’agriculture drômoise, Paul Pouzin » 1036. Selon lui, de fait le travail de ce comité s’organiserait entre APCA et AGPB : il trouve mention dans les archives de Jean-Marie Parrel de réunions préparatoires à l’APPCA ou les membres du groupe des producteurs du Conseil central de l’ONIB « s’appuyaient volontiers sur les études chiffrées que l’[AGPB] mettait à leur disposition » 1037. Henri Patizel devient le premier président de l’ONIB 1038, alors qu’Édouard Bernard, au nom de la commission générale des productions végétales et de la commission consultative du régime de l’admission temporaire des céréales, est chargé de rapporter la question de « La politique du Blé et l’Office National Interprofessionnel du Blé » : il se désolidarise très clairement des solutions prônées par Henri Patizel quelques années plus tôt. La motion votée dit très clairement l’hostilité de l’APPCA à l’office naissant 1039.

En apparence, « si les problèmes relatifs au fonctionnement de l’Office du Blé, entre 1936 et 1939, tiennent une grande place dans leurs débats, cela provient moins de l’intérêt qu’ils y portent que des critiques sans cesse plus nombreuses qu’ils adressent aux pouvoirs publics à ce sujet ; mais, sous ces critiques variées, le fondement de leur hostilité reste le même : leur opposition à une institution qui consacre l’intervention de l’État dans un domaine important de la production agricole » 1040. Mais il y a, à l’évidence des dissensions : « sans que l’on puisse dire que J. Faure et les présidents qui le soutiennent soient des partisans du Front Populaire, ils s’efforcent de jouer loyalement leur rôle vis-à-vis du gouvernement qui a créé l’Office du Blé et permis la vente du quintal à un prix rémunérateur ; se refusant à prendre le parti de l’hostilité politique au gouvernement de Léon Blum, ils continuent à tenir la place qui est légalement reconnue à la représentation officielle de l’agriculture ». « Certes, la question la plus brûlante reste l’institution de l’Office du Blé : mais, les organisation agricoles et les Chambres d’Agriculture ayant accepté d’entrer dans le système, l’hostilité reste latente ; par contre les divergences apparaissent ouvertement lorsqu’il s’agit du rôle des Chambres, vis-à-vis des pouvoirs publics et surtout des agriculteurs » 1041. Mais même parmi les adversaires du Front populaire – soit l’écrasante majorité de l’APPCA, puisque même le modéré Joseph Faure en semble déçu dès 1937 1042 –, monte progressivement, entre 1936 et 1940, une forme d’acceptation d’une certaine intervention de l’État, notamment parce que les effets des mécanismes de régulation de l’ONIB furent bénéfiques aux coopératives agricoles et à leurs unions, notamment à l’Office central de Landerneau, dirigé par Hervé de Guébriant, vice-président de l’APPCA : Suzanne Berger montre comment « l’Office du blé, création d’un gouvernement de gauche que Landerneau craignait et détestait, valut en fait à l’Office central le quasi-monopole du commerce du blé dans le Finistère » 1043. Édouard Lynch évoque « une réaction favorable du monde rural » et montre combien les dirigeants syndicaux agricoles proches de la « rue d’Athènes » sontacculés à une acceptation boudeuse : ainsi, Louis Leroy, auteur d’un ouvrage titré Les paysans et l’Office du blé 1044 publié dans la collection L’Encyclopédie paysanne, la Terre, dirigée par Jacques Le Roy Ladurie, « tout en dénonçant le caractère étatiste, marxiste et autoritaire de l’Office du blé, est obligé de reconnaître le bon accueil qu’il a reçu » 1045. En novembre 1939, il n’est plus question de faire montre de son rejet de la solution adoptée par le gouvernement du Front populaire, mais de réclamer des changements dans son fonctionnement 1046, façon d’entériner l’existence d’un organisme qui, en trois années, a pris sa place dans le paysage institutionnel.

Ce ralliement passif et silencieux se conjugue toutefois pour certains des dirigeants de l’APPCA, et pas des moindres, avec une crispation sur des aspirations corporatistes inassouvies. Si l’auteur de Moissons rouges estime que « l’offensive menée contre la création de l’Office du blé est avant tout une campagne politique visant à faire triompher une autre logique idéologique, libérale », il semble qu’au sein de l’APPCA le libéralisme et le laissez faire en matière économique n’ait que de rares adeptes. En revanche, l’aspiration corporatiste n’est pas qu’une supposition établie a posteriori par les chercheurs qui analysent l’AP(P)CA et les organisations agricoles majoritaires de la fin des années 1930. Roger Grand – ancien éphémère président de la chambre d’agriculture du Morbihan, correspondant national de l’Académie d’agriculture pour la section d’économie, de statistique et de législation agricoles, président de la Fédération des associations rurales de Bretagne méridionale et de l’UNSA 1047, ancien sénateur de l’Union républicaine, groupe parlementaire de la Fédération républicaine, grand parti de la droite républicaine libérale et conservatrice des années de l’entre-deux-guerres 1048 –, présente en janvier 1936 devant les membres de la section agricole du Musée social, un exposé sur le corporatisme. On y lit : « Le décret-loi du 30 octobre 1935 paraît être une étape importante dans la vie de cette organisation puisqu’il donne un statut à l’Assemblée des présidents des chambres d’agriculture. Cette création peut être considérée comme l’aurore timide du régime corporatif. Cette assemblée n’est encore qu’un organisme simplement consultatif et représentatif. Au surplus, les chambres d’agriculture ne sont pas organisées sur une base corporative. Elles devraient être l’émanation des associations et non des individus. A l’heure actuelle, le corps électoral des chambres d’agriculture est composé pour les quatre cinquièmes par les individus et pour un cinquième par les groupements agricoles, ce qui les expose fatalement à toutes les convoitises et à toutes les entreprises des partis politiques » 1049.

Pour Pierre Bitoun, observant l’évolution des syndicats agricoles corréziens dans le temps long, les chambres d’agriculture « sont un exemple parfait de la convergence des courants traditionalistes et républicains sous la 3 République ». Se fondant à la fois sur les mémoires de Joseph Faure et sur l’étude de la « Fédération Faure », la Fédération agricole régionale du Centre-Sud, il considère le président de l’APPCA comme l’un des porte-parole de la « double idéologie du syndicalisme contre le négoce et de l’agriculture "sacrifiée" à la "nation appuyée sur la charrue" » et comme l’illustration de la possible concomitance de pratiques républicaines – autour du progrès technique, de l’instruction, de la solidarité – et d’un discours qu’il dit « corporatiste » – celui de l’« unité de la paysannerie et de la bourgeoisie rurale » et d’un certain paternalisme 1050. Cette analyse paraît encore plus pertinente si l’on propose l’agrarisme comme dénominateur commun à l’ensemble des acteurs de l’APPCA, comme d’ailleurs de la grande majorité des organisations agricoles de l’entre-deux-guerres.

Agrarisme qui se fond et se confond avec une opposition franche à la politique du Front populaire, confinant à l’anticommunisme, et qui perle de chaque mot des allocutions du président Faure, de manière encore plus claire après mai 1936. En mai 1937, Joseph Faure s’adresse ainsi à ceux qui viennent de le réélire à la tête de l’APPCA : « Nous demanderons aussi, avec une suprême énergie, le respect de la liberté du travail, trop souvent violée ces temps derniers, et qu’on ne porte pas atteinte à la propriété privée, sacrée lorsqu’elle est l’instrument de travail et le fruit d’un labeur intense parfois poursuivi durant des générations (applaudissements). À l’heure où déferlent regrettablement de tous côtés des idées subversives, où la notion d’autorité est sapée à la base par la démagogie, où les principes d’une discipline librement consentie qui a toujours fait la force et la grandeur des nations sont battus en brèche, les élus du monde paysan seront debout pour dire : Halte-là ! la France ne doit pas sombrer sous les vagues d’une anarchie qui serait génératrice de misère et d’affliction. (applaudissements). Pour résister à ces vagues de désorganisation sociale qui, par l’intermédiaire d’organes à large diffusion, attaquent tout ce qui peut contribuer à la rénovation de l’amour de la famille et du foyer, il faut que nous soyons unis. Aux humbles, aux petits, à ceux qui peinent, à ceux qui souffrent, à ceux qui sont affligés par l’adversité et parmi lesquels j’ai vécu la même vie tissée de dur travail dans les privations de toutes sortes, disons : "Soyons ensemble, pour le bien du pays pour la paix et la vraie fraternité" » 1051.

Parmi les membres et les présidents des chambres d’agriculture en fonctions en 1939, l’élection comme membre de la chambre, et même, majoritairement, l’élection comme président de la chambre, précède l’entrée à l’Assemblée nationale ou au Sénat, dans plus des deux tiers des cas 1052. Certes, cela corrobore l’idée de l’existence d’un cursus honorum sous la Troisième République et explique les craintes des adversaires de l’élection des membres des chambres d’agriculture au suffrage universel et non selon le suffrage « corporatif » réclamé par certains avant 1924. Cependant il faudrait également prendre en considération l’ensemble des parcours de ces notables battus aux élections politiques, puis finalement élus ou pour qui la carrière politique resta confinée dans les conseils généraux ou d’arrondissement, et voir comment le passage à la chambre d’agriculture s’y insère. Jacques Girault relate dans une notice du Maitron la trajectoire d’Étienne Gueit, né en 1874, mêlée d’engagements politiques et professionnels 1053.

En même temps, il est frappant de constater que parmi ceux qui ont été membres voire présidents d’une chambre d’agriculture mais dont le mandat s’est achevé avant 1939 ont à l’inverse pour la plupart étés parlementaires avant d’entrer à la chambre d’agriculture, comme ça a été le cas pour une douzaine de présidents : il semble qu’il faille voir là la manifestation de volontés exprimées au niveau départemental de placer des figures politiques importantes à la tête d’institutions encore peu reconnues, et peu assurées d’avoir l’oreille des pouvoirs publics. En 1939, se lit la tendance à écarter les nombreux députés appartenant aux chambres d’agriculture de la présidence, au contraire des sénateurs, dont douze sont alors présidents d’une chambre d’agriculture. Il faut préciser cependant que les membres des chambres d’agriculture qui sont députés se situent bien plus à gauche de l’échiquier politique que les sénateurs : trois socialistes et quatre radicaux-socialistes se dénombrent notamment à l’Assemblée nationale, quand les élus du Sénat sont plutôt rangés sous l’étiquette « Gauche démocratique », autrement dit un centre-droit, réceptacle du « glissement à droite des modérés » décrit par Pierre Lévêque 1054. Cependant, comme le remarque Pascal Ory, les élus du centre-droit sont plus ou moins proches de l’opposition suivant qu’ils sont à l’Assemblée nationale ou au Sénat 1055. Si l’Assemblée nationale compte quarante députés dans le « Groupe Agraire Indépendant » quiréunit les députés membres du Parti agraire et paysan français (PAPF) 1056, dont trois sont membres d’une chambre d’agriculture, aucun n’en est président. Au sein de la chambre d’agriculture de la Somme, se vivent au quotidien depuis 1936, la cohabitation d’élus de droite et de gauche évoquée par Pierre Bitoun à propos de la Corrèze 1057 : le président de la chambre, Joseph Harent, sénateur non inscrit depuis janvier 1936, y voisine avec Paul Dubois, ancien député du groupe radical et radical-socialiste, vice-président du Syndicat des agriculteurs de la Somme, avec Georges Jourdain, ancien député de la « Gauche radicale », qui a été professeur d’agriculture, puis directeur des services agricoles de la Somme, et membre de l’Association de la presse agricole 1058 et enfin avec François de Clermont-Tonnerre, vice-président de l’Union des syndicats agricoles de la Somme et secrétaire général de l’Association syndicale betteravière de la Somme, chartiste, auteur d’une thèse intitulée « Histoire technique de l’agriculture anglo-normande au XIIIe siècle » 1059, féru d’aviation, élu député en mai 1936 et siégeant au « Groupe Agraire Indépendant ». En dehors des détenteurs ou ex-détenteurs de mandats politiques nationaux, il est bien difficile d’étayer cette affirmation, sauf à considérer comme un miroir des chambres départementales l’APPCA, qui compte deux députés, un « Gauche démocratique et radicale indépendante » et un autre siégeant parmi les « Républicains indépendants et d’action sociale » (RIAS) et douze sénateurs, dont autant – cinq – à la « Gauche démocratique radicale et radicale-socialiste » qu’à l’« Union républicaine ». Quelles sont les conditions de possibilité de cette coexistence ? Pourquoi ne pas chercher la réponse du côté des fondements sociaux de la légitimité des membres et des présidents de chambre d’agriculture, autour de la « fin des notables » 1060 ou plus exactement des reconversions en cours dans le champ des élites, entraînant les institutions et les organisations qui participent de la construction et de la consolidation des positions de notabilité.

Notes
1021.

APCA, Compte rendu des séances des 4 et 5 novembre 1931, p. 399.

1022.

APCA, Compte rendu des séances des 15 et 16 mars 1932, p. 300.

1023.

Voir Annexes. Dossier n° 4. 2. Graphique 9.

1024.

Alain CHATRIOT, « Entrepreneurs de réforme et innovations organisationnelles dans l’entre-deux-guerres. Les offices en France sous la Troisième République. Une réforme incertaine de l’administration », dans Revue française d’administration publique, 4/2006, n° 120, pp. 635-650.

1025.

Christiane MORA, Les chambres d’agriculture… ouvrage cité, p. 435.

1026.

Voir infra Chapitre 2. C. Un grand céréalier de la Brie : Georges Rémond, p. 246

1027.

Georges RÉMOND, « La politique du blé », dans APCA, Compte rendu des séances des 16 et 17 mars 1931, pp. 259-285.

1028.

APCA, Compte rendu des séances des 27 et 28 octobre 1932, p. 259.

1029.

Voir Annexes. Dossier n° 4. 2. Document 3.

1030.

APCA, Compte rendu des séances des 27 et 28 octobre 1932, p. 295.

1031.

Christiane MORA, Les chambres d’agriculture… ouvrage cité, p. 436.

1032.

Henri PATIZEL, « Projet de création d’une Société Commerciale du Blé », dans APCA, Compte rendu des 14 et 15 mars 1933, pp. 133-154.

1033.

Christiane MORA, Les chambres d’agriculture… ouvrage cité, p. 451.

1034.

APCA, Compte rendu des séances des 23 et 24 octobre 1934, p. 289.

1035.

Pour un aperçu des débats vifs autour de cette proposition, voir Édouard LYNCH, Moissons rouges… ouvrage cité, pp. 349-354.

1036.

Albert PIN, « Jean-Marie Parrel, un syndicaliste paysan du Lyonnais à l’Office national interprofessionnel du blé (1936-1939) », dans Cahiers d’histoire, tome 36, n° 2, 1991, pp. 125-141.

1037.

Ibidem.

1038.

« Un grand défenseur et coopérateur paysan disparaît. Henri Patizel, premier président de l’Office du Blé », dans L’Agriculture sarthoise, le 19 mars 1960.

1039.

« Considérant que la loi du 15 août 1936, instituant l’Office National Interprofessionnel du blé, n’est pas conforme à ses voeux antérieurs : par la non-consultation des Chambres d’Agriculture préalablement au dépôt du projet de loi devant le Parlement; par son caractère qui relève plus d’un système étatiste que d’une organisation interprofessionnelle; par sa réglementation, trop complexe et insuffisamment adaptée aux usages régionaux des producteurs; par les difficultés de contrôle de son fonctionnement, difficultés qui apparaîtront surtout en année excédentaire et risquent de rendre son action inefficace; rappelle "sa volonté, maintes fois affirmée, de collaborer avec tous les Gouvernements dans l’intérêt de ses mandants" et "la nécessité d’une politique générale agricole équilibrée, en dehors de tout système étatiste ou soi-disant interprofessionnel". Estime nécessaire la préparation d’une organisation du marché des céréales conforme aux principes posés antérieurement par elle. Considère que l’ONIB freine la hausse normale des prix. Et demande au Gouvernement de réviser le prix du blé conformément à l’art. 1 (de la loi du 1 er  octobre 1936). Invite les représentants des producteurs de blé au Conseil Central de l’Office à poursuivre leur action pour la défense des intérêts agricoles dans le cadre du voeu ci-après : "Retour aux principes traditionnels de la coopération agricole, respect de l’autonomie des coopératives de blé et attribution avec les garanties indispensables des moyens nécessaires à leur bon fonctionnement" » APPCA, Compte-rendu des séances des 12-13-14 novembre 1936, p. 166.

1040.

Christiane MORA, Les chambres d’agriculture… ouvrage cité, p. 458.

1041.

Ibidem, pp. 373-375 etp. 381.

1042.

Dans ses mémoires, le président de l’APPCA relate ses déceptions face aux obstacles à l’organisation de la section agricole de l’Exposition internationales de 1937, attribués aux organisations ouvrières, accusées d’entraver les travaux. Toutefois, il faut interpréter ces pages avec prudence, en considérant qu’elles ont été écrites en 1943, et qu’alors il était de bon ton de gloser sur les années du Front populaire. Ce qu’il fait abondamment : « Mais dans ma tâche d’organisateur à cette époque où sévissait dans sa hideuse ampleur une affreuse crise de conscience qui prenait sa source dans l’adoration du principe du moindre effort et l’amour de la vie menée à grandes guides, je fis de bien douloureuses constatations ». Joseph Faure, 1875-1944… ouvrage cité.

1043.

Suzanne BERGER, Les paysans contre la politique… ouvrage cité, p. 154.

1044.

Louis LEROY, Les paysans et l’Office du blé, Paris, Flammarion, 1939, 83 p.

1045.

Édouard LYNCH, Moissons rouges… ouvrage cité, pp. 355-356.

1046.

« Délibération relative au fonctionnement de l’Office National Interprofessionnel du Blé », dans APPCA, Compte rendu de la session des 29 et 30 novembre 1939, p. 34.

1047.

Annuaire national agricole 1936.

1048.

Voir notamment : Mathias BERNARD, La dérive des modérés. La Fédération républicaine du Rhône sous la Troisième République, Paris, l’Harmattan, 1998, 431 p.

1049.

Travaux des chambres d’agriculture, 10 janvier 1937. Faits et documents. « II. 6. Politique agricole. Corporatisme et Chambres d’Agriculture. Documentation TCA, 10-1-1937, p. 68. A. Le Musée Social, 5 rue Las Cases, Paris, n° 11, novembre 1936, publie le procès-verbal de la réunion de la Section Agricole du 15 janvier 1936, contenant un exposé de M. Roger Grand sur le corporatisme.

1050.

Pierre BITOUN, Les paysans et la République... ouvrage cité.

1051.

APPCA, Compte rendu de la session des 27-28 mai 1937, pp. 68-69.

1052.

Voir Annexes. Dossier n° 4. Tableaux 1 et 2.

1053.

Étienne Gueit est d’abord adhérent du Parti socialiste SFIO en 1906, puis président du cercle républicain socialiste de son village de Garéoult, dans le Var, élu conseiller général en 1913, créateur d’un syndicat agricole communal, et animateur de la Caisse locale de crédit agricole et de la mutuelle incendie-bétail au sortir de la Première Guerre mondiale, candidat malheureux aux législatives de novembre 1919 sur la liste SFIO, élu vice-président du conseil général en 1920, secrétaire de l’Office agricole départemental en 1923, fondateur d’une coopérative vinicole à Garéoult dont il devint le premier président en 1925, pressenti comme candidat aux élections sénatoriales, « Gueit était au milieu des années 1920 et dans les années 1930, vice-président de la Société d’agriculture de l’arrondissement de Brignolles, vice-président de l’Office départemental agricole, vice-président de la Fédération départementale des caves coopératives vinicoles, administrateur de l’Office régionale agricole de la huitième région de France, administrateur de la Fédération nationale des caves coopératives et membre de la présidence de la Chambre d’agriculture du Var ». Devenu chevalier de la Légion d’honneur, en 1926, élu membre de la chambre d’agriculture en 1927, réélu au Conseil général, battu aux municipales à la tête d’une liste « contre les "républicains de gauche" sortants », il devient président de la section de Garéoult de la Ligue des droits de l’homme en 1932, avant d’être élu président de la chambre d’agriculture, en mai 1933. Il suit Renaudel et la plupart des élus varois dans le Parti socialiste de France en novembre 1933, puis est battu aux cantonales en octobre 1937. Jean MAITRON et Claude PENNETIER [dir.], Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome XXXI, Quatrième partie : 1914-1939. De la première à la seconde guerre mondiale, Paris, les Editions ouvrières, 1988, 413 p., pp. 20-21.

1054.

Pierre LÉVÊQUE, Histoire des forces politiques en France. Tome 2 : 1880-1940… ouvrage cité, pp. 20-29.

1055.

« Au total, la répartition politique des présidences rend fort peu compte de la simple réalité environnementale : présidées par un "gauche démocratique" ou un "radical", des commissions sénatoriales freinèrent là où les commissions équivalentes de la Chambre, quel qu’en fut le président, pressaient le pas ». Pascal ORY, La belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire. 1935-1938, Paris, Librairie Plon, 1994, 1033 p., p. 159.

1056.

Édouard LYNCH, « Le Parti agraire et paysan français entre politique et manifestation », dans Campagnes européennes en lutte(s), [19 e -20 e  siècles].– Histoire et Sociétés. Revue européenne d’histoire sociale, n° 13-janvier 2005, pp. 54-65.

1057.

Pierre BITOUN, Les paysans et la République … ouvrage cité.

1058.

http://www.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche.asp?num_dept=4068

1059.

http://theses.enc.sorbonne.fr/interrogationthese.html?auteur=clermont&titre=&annee=&Submit=Envoyer

1060.

Daniel HALÉVY, La Fin des notables, Paris, Grasset, 1930, 301 p.