C. Une assemblée de notables ?

« N’est pas notable qui veut » : Claude-Isabelle Brelot amorce ainsi une synthèse taxinomique autour des notables du 19e siècle. Les éléments de définition ne nous paraissent pas devoir être réévalués à l’aune des réalités sociales du siècle suivant, tant les propositions faites dépassent la spécificité de l’époque étudiée. Ainsi, « qui dit notables ne dit pas seulement élites de la fortune ou de la fonction » et l’accent est mis sur « l’importance du processus de différenciation sociale » : alors que « forte semble être la tentation de qualifier de "notable" toute personne qui sort quelque peu de l’anonymat d’une condition supposée commune – bien à tort – ou encore, tous ceux qui, au village, représentent la "société englobante" et se trouvent ainsi en position d’intermédiaires ou de médiateurs, du fonctionnaire au prêtre et au commissionnaire », on peut considérer qu’« est notable seulement celui qui concilie présence réelle et distance sociale au point de susciter la déférence » et que « le notable cumule alors distinction et interconnaissance villageoise – deux atouts antinomiques que lui seul peut concilier ».

Quels sont les critères qui permettent de les identifier à coup sûr ? Il faudrait plutôt parler d’un faisceau de critères, ou plutôt, comme cela vient d’être évoqué, de l’association délicate et périlleuse de propriétés sociales au premier abord inconciliables. Ainsi, si « l’argent […] ne saurait légitimer l’autorité au même titre que l’ancienneté de la présence au village et l’appartenance locale au fil d’une histoire collective [puisque] la conscience d’une mémoire partagée plongeant dans la nuit des temps et dans une temporalité mythique fonde seule la notoriété : là est l’héritage seigneurial et la notion de protection paysanne », « la supériorité de la fortune n’est pas moins nécessaire ». La double résidence est un élément récurrent mais il ne faudrait ignorer que « le rentier du sol qui adopte le rythme saisonnier de la double résidence se trouve englué dans toutes les difficultés de la gestion foncière s’il n’a pas un régisseur et une fortune assez grande pour se mettre en position d’extériorité relative afin de sauver son prestige ». « Ascendant ne vaut pas notabilité » et « le notable ne l’est donc que s’il a les moyens de faire la preuve de son utilité sociale autant que de sa capacité ostentatoire [mais] encore faut-il que cette utilité sociale soit reconnue » : ainsi ce qui fait le notable est à la fois le suffrage et la participation aux institutions locales, la « protection » ou plus largement le « patronage », et, partant, le rôle endossé de « relais efficace entre les sphères gouvernementales et décisionnelles et les électeurs » 1061.

Les présidents de chambre d’agriculture sont-ils de ces notables ? Leur fonction, relativement neuve dans ces années 1930, contribue sans doute à renforcer ou à asseoir une certaine notabilité. À l’intersection de réseaux complexes et de topographies denses, entre local et national, voir au-delà, les présidents de chambre d’agriculture ne sont jamais des notables uniquement dans leurs villages 1062 ou seulement à Paris, mais bien dans le cumul de ces différents niveaux d’intervention. C’est cet empilement qui crée la possibilité pour le dirigeant local ou national d’émerger dans le rôle d’« individu-relais » 1063, de jouer le jeu du « double langage » 1064, en bref de faire la preuve qu’il est un notable, au sens où Pierre Grémion l’entend, notamment 1065. S’inscrire dans une institution que l’on souhaite hisser au niveau de notoriété des chambres de commerce, ce n’est pas seulement ajouter un mandat à son curriculum vitae mais bien apparaître comme « l’homme de la situation », quand bien même on ne l’est que par défaut ou a posteriori. Devenir rapporteur, au sein de l’AP(P)CA, c’est à la fois se poser en médiateur, entre de multiples instances, et embrasser les thèses corporatistes développées après 1935. Se lit ainsi, au cours des années 1930, les destins plus ou moins inséparables de notables indétrônables ou précaires et d’une institution en quête de reconnaissance et de visibilité.

Marc-Olivier Baruch évoque la méfiance générale mais fluctuante des tenants du pouvoir sous le régime de Vichy envers les « notables », opposés aux « fonctionnaires » sur le rapport à la politique et à l’ « obéissance ». Ainsi se construit en partie à partir de la fin, la figure « négative » pour le régime, du « notable moyen vu par le régime » en janvier 1942, qui serait à la fois « député élu sous étiquette radical-socialiste aux élections de 1924, battu en 1928, conseiller général, membre de la commission départementale, maire, président de la chambre d’agriculture » 1066. Fantasme, ou plutôt condensé de caractéristiques honnies, cette figure n’existe pas : aucun des présidents de chambre d’agriculture de l’entre-deux-guerres ne correspond à ce modèle. Certes, sur les 179 hommes ayant exercé, pour un an ou pour dix, la fonction de président d’une chambre d’agriculture avant 1940, 20, soit 11 %, ont été députés, mais seulement quatre ont appartenu à un groupe proche des radicaux et radicaux-socialistes, et ils ont été plus nombreux parmi les sénateurs – 24 exactement. Aucun président de chambre d’agriculture n’est devenu député avec la victoire du Cartel des gauches en 1924. Enfin, seulement 33 ont été identifiés comme conseillers généraux, soit 18 %, et 48 comme maires, soit 27 % – cependant les lacunes de nos sources incitent à la prudence sur ce dernier point.

Robert O. Paxton qualifie, lui, certaines des figures qu’il décrit, de « notables exemplaires », au sens de notables-types, par la typicité et non par la représentativité. Il présente longuement « deux dirigeants du monde agricole des années 1930, l’un du réseau catholique, l’autre du réseau républicain ». De Jacques Le Roy Ladurie, élu membre de la chambre d’agriculture du Calvados en 1933, au suffrage des groupements et associations agricoles, puis en prenant la présidence en 1936, 34 ans, il n’écrit pas qu’il est un « notable », mais évoque ses origines, le fait qu’il vient « d’une famille de la haute bourgeoisie ayant des alliances avec l’aristocratie », sa formation, « une scolarité à l’école d’agriculture catholique d’Angers et [une] formation pratique de deux ans chez de grands propriétaires conservateurs », ainsi que l’état d’enchevêtrement de ses engagements à la fin des années 1930, « autant de tribunes d’où il prêche un évangile de prise de conscience paysanne, d’unité et d’autonomie dans l’organisation de la profession, loin d’une République considérée comme l’ennemi ». Joseph Faure, 61 ans en 1936, pourrait être son père : l’auteur des Chemises vertes le choisit comme « notable exemplaire », côté républicain. Il semble fonder ce choix à la fois sur le caractère incontournable de l’homme au faîte de sa carrière de militant, mais surtout sur le principe du cumul des responsabilités. Il le compare à un représentant de « l’oligarchie rurale » de Seine-Inférieure, le sénateur Gaston Veyssière, « qui, en bon notable de la III e  République, cumulait tous les grands postes du département : sénateur inamovible (de l’Union républicaine, à droite), il était aussi président du Syndicat agricole de la Seine-Inférieure, qui regroupait près de la moitié des agriculteurs du département (une fédération plus petite, créée en 1934 sur des principes corporatistes, finirait par avoir 200 sections locales en 1939), et président de la chambre d’agriculture départementale » 1067. La notabilité attribuée à quelques uns peut avoir suffi à asseoir la réputation de l’AP(P)CA comme assemblée de notables, même si à l’évidence, le cumul des mandats contribue à asseoir la notabilité, et dans l’écrasante majorité des cas, elle préexiste à l’entrée à la chambre d’agriculture. Pièce du puzzle, dernière née, ou presque, des organisations professionnelles agricoles, la chambre d’agriculture gravite vers le centre des réseaux de notabilités locaux et supralocaux.

Notes
1061.

Claude-Isabelle BRELOT, « Les notables du 19e siècle au prisme des études comparées », dans Jean-Luc MAYAUD et Lutz RAPHAËL [dir.], Histoire de l’Europe rurale contemporaine. Du village à l’État, Paris, Librairie Armand Colin, 2006, 405 p., pp. 102-108.

1062.

André GUESLIN, « Les dirigeants agricoles dans leurs villages… », article cité.

1063.

A. BAUBION-BROYE, J.-M. CASSAGNE et G. LANNEAU, « Une mise en relation des sujets et des institutions : la fonction de notable dans la genèse des coopératives agricoles », dans Annales de l’Université de Toulouse-le-Mirail, tome XIII, 1977, fascicule 2, série Homo XVI, pp. 41-70.

1064.

Jean-Luc MAYAUD, « Pour une communalisation de l’histoire rurale », article cité.

1065.

« Le notable dans cette perspective est un homme qui dispose d’un certain pouvoir pour agir sur l’appareil de l’État à certains niveaux privilégiés et qui, par effet de retour, voit son pouvoir renforcé par le privilège que lui confèrent ces contacts pour autant qu’ils soient sanctionnés par des résultats ». Pierre GRÉMION, Le pouvoir périphérique… ouvrage cité, p. 167.

1066.

Marc-Olivier BARUCH, Servir l’État français. L’administration en France…, ouvrage cité, p. 681.

1067.

Robert O. PAXTON, Le temps des chemises vertes… ouvrage cité, pp. 79-81 et p. 159.