De la démission de Léon Blum en avril 1938, à laformation du gouvernement d’Édouard Daladier, des accords de Munich au train de décrets-lois Reynaud, de la promulgation du Code de la famille à la dissolution du Parti communiste : les mois qui précèdent l’entrée en guerre donnent des espoirs à une APPCA désireuse de servir et soulagée de la mort du Front populaire. Ce n’est pas la mobilisation en septembre 1939 qui bouleverse l’APPCA, mais, comme pour tous les Parisiens, l’entrée des troupes allemandes dans Paris, le 14 juin 1940. Quelques mois plus tard, la loi du 2 décembre 1940 sur l’organisation corporative de l’agriculture, qui décide de la suppression de l’APPCA et des chambres d’agriculture, serait tombée comme un couperet : après le vote du 10 juillet 1940 accordant les pleins pouvoirs au maréchal Pétain et après les accords de Montoire, en octobre, les reculs démocratiques sont pourtant déjà très engagés. La Corporation paysanne voulue par Vichy s’organise dans les départements, plus ou moins rapidement et avec plus ou moins de zèle suivant qu’on est en zone libre ou en zone occupée – du moins jusqu’en novembre 1942. Si elle dépend des hommes qui, localement, acceptent ou s’empressent de se charger de cette tâche, cette organisation corporative n’est pas déconnectée de l’état de l’opinion : les premiers départs dans le cadre du STO, en juin 1942, marquent pour beaucoup une rupture, et l’on considère que « le sort de la guerre se joua entre l’été 1942 et le printemps 1943 » et que c’est à l’automne 1942 qu’a lieu la « cassure décisive » 1140. La nécessité de prendre en considération la chronologie fine des évènements se fait sentir de façon plus impérative que pour des périodes moins mouvementées : c’est par un récit patient, et parfois long et fastidieux, des minuscules étapes d’une histoire aux possibles mouvants, aux revirements nombreux, où les généralisations n’ont guère de sens, que l’historien peut tenter d’éclairer les rapports entre groupes et individus, entre institutions et société 1141.
Le chercheur dispose d’une précieuse source pour comprendre cette période. En 1978, Luce Prault rédige et fait reproduire, à compte d’auteur, un petit opuscule intitulé Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture, 1940-1952. Retraité depuis le début des années 1960, l’ancien directeur des services de l’AP(P)CA consigne, « sans y avoir aucun droit ni obligation » 1142, un témoignage éclairant, bien que rédigé a posteriori et à la lumière de la « résurrection » des chambres d’agriculture, véritable sujet de l’opuscule. Ces motivations expliquent les deux travers de ce texte. Le silence est fait sur les hommes car Luce Prault considère la place faite à l’institution par les pouvoirs publics au prisme des textes de loi. En 1978, alors que l’on fête les trente ans de la refondation des chambres d’agriculture, la sortie, en 1969, dans les salles de cinéma – mais pas encore sur les écrans de télévision – du film de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié 1143, ou la publication, en 1973, de la traduction française de l’ouvrage de Robert O. Paxton Vichy France, Old Guard and New Order, 1940-1944 1144, ont d’ores et déjà fait évoluer le regard porté sur cette période. Pour Laurent Douzou, « incontestablement, une nouvelle ère s’ouvrait. […] L’intérêt se portait résolument et bientôt obsessionnellement sur Vichy » 1145 : Luce Prault en est vraisemblablement conscient lorsqu’il écrit et cela explique l’éclipse des hommes derrière l’institution et l’attention très inégale accordée à la chronologie.
Parce qu’il contient des informations irremplaçables, le texte de Luce Prault sera traité comme une source susceptible de servir de canevas chronologique à certains moments-clés de ce début de chapitre et du suivant. Mais l’analyse découle plus largement du travail mené grâce à d’autres documents : ce sont principalement les archives de la Corporation nationale paysanne 1146, lues en parallèle avec des notices biographiques, témoignages et autres articles de presse. Le but poursuivi n’est pas de faire en un chapitre l’histoire de la Corporation paysanne mais de tenter de déterminer quel fut le rôle des membres des chambres d’agriculture dans celle-ci, du local au national, des contingences du moment aux idéologies les plus ancrées. La reconstitution des trajectoires, l’évaluation des rôles possibles pour les dirigeants agricoles de l’entre-deux-guerres, et spécialement pour ceux qui appartenaient aux chambres d’agriculture, devrait permettre d’éclairer l’histoire de l’institution, derrière l’évidence d’un effacement voulu par Vichy – et qui suscite, en 1940, l’indignation, et aujourd’hui, le soulagement manifeste de pouvoir se retrancher derrière une éclipse opportune. Il peut s’agir de déborder les questionnements qui opposent de manière récurrente rupture et continuité – au sujet desquelles l’organisation agricole aurait une place très spécifique 1147 –, en proposant une réponse qui s’appuie sur le repérage quasi exhaustif des acteurs durant ces « années troubles » 1148 et qui dévoile un bouleversement fait de petites cassures progressives, dont la progressivité induit des formes de continuité, de transmission, de pesanteurs.
Vichy n’est en aucun cas une « parenthèse », mais le régime et l’organisation professionnelle, notamment agricole, qu’il a mise en place, n’en a pas moins sa singularité et ses contradictions propres. Tout en évitant d’assimiler l’engagement dans la Corporation à la collaboration – mais sans nier cette dernière quand elle est attestée –, il s’agit bien de traiter des années traversées par les acteurs de l’APPCA, de 1940 à 1948, dans le grand mouvement qui font se croiser et se redéfinir anciennes et nouvelles élites, « notables d’ancien type » 1149 et « jeunes turcs » 1150, élus et fonctionnaires, agrariens et planistes. À travers les trajectoires des présidents et des membres des chambres d’agriculture entre 1940 et 1945, peut-on déterminer si l’APPCA a survécu à sa suppression ? Autrement dit : y a-t-il des indices d’une concertation informelle sur la conduite à tenir, d’une forme de discipline institutionnelle ? Comment les présidents de chambre d’agriculture, en tant que notables de la Troisième République et en tant que dirigeants chevronnés cumulant de nombreuses fonctions, sont-ils à la fois une référence et un repoussoir pour le nouveau régime ?
Jean-Pierre AZÉMA, De Munich à la Libération, 1938-1944, Nouvelle histoire de la France contemporaine, Paris, Éditions du Seuil, 1979, 412 p, 190.
Nous pensons notamment au protocole d’écriture de Laurent Douzou dans son importante étude du mouvement Libération-Sud. Laurent DOUZOU, Le mouvement de résistance Libération-Sud (1940-1944), thèse de doctorat d’État en histoire, sous la direction de Maurice Agulhon, Université Paris I, 1993, XXIX-954 f°.
Luce PRAULT, Mort et résurrection des Chambres d’Agriculture, 1940-1952, Luçay-le-Libre, chez l’auteur, 1978, 17 f°, f° 1.
Sur le Chagrin et la Pitié voir : Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, (coll. Points Histoire), pp. 121-136.
Robert Owen PAXTON, La France de Vichy, 1940-1944, Paris, Éditions du Seuil, 1973, 375 p. (traduction française de Vichy France, Old Guard and New Order, 1940-1944, publié en 1972).
Laurent DOUZOU, La Résistance française : une histoire périlleuse, L’histoire en débats, Paris, Éditions du Seuil, 2005, 365 p., p. 192.
Arch. nat., F10 4944 à 5153
Voir notamment les conclusions respectives de Denis Peschanski et Gilles Le Béguec dans : Gilles LE BÉGUEC et Denis PESCHANSKI [dir.], Les élites locales dans la tourmente : du front populaire aux années cinquante, Paris, Éditions du CNRS, 2000, 460 p.
Pierre LABORIE, Les Français des années troubles : de la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Éditions du Seuil, 2003, 286 p.
Voir notamment : Claude-Isabelle BRELOT, « Le syndicalisme agricole et la noblesse… », article cité, p. 200.
Gérard GAYET, « L’Union du Sud-Est des Syndicats Agricoles… », article cité, p. 53.